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Dans The Death and Life of the Great Lakes, le reporter Dan Egan explore les abus du passé, le présent incertain et la précarité de l’avenir
Formant le coeur d’un continent, creusés par les glaciers et d’abord remplis par leurs eaux de fonte, les cinq Grands Lacs ont connu la paix pendant 10 000 ans. À 200 m au-dessus du niveau de la mer et à 2 000 km à l’intérieur des terres, les quatre grands lacs les plus hauts étaient isolés et autosuffisants. Un écosystème complet prospérait, protégé de toute intrusion vers l’amont par la formidable barrière des chutes du Niagara. Derrière cette protection impénétrable, le plus grand système d’eau douce du monde, comprenant aussi 16 000 km de rivage, irriguait un immense territoire d’une biodiversité et d’une abondance naturelle en apparence inépuisables, source de vie et trésor pour les êtres qui avaient la chance de vivre sur ses rives et dans ses bassins.
Ce n’était pas le trésor que recherchait Jacques Cartier quand, en 1535, il entreprit son second voyage d’exploration en remontant le Saint-Laurent. Il était à la recherche d’une « vaste mer » qui permettrait de voguer sans obstacle vers la Chine et les richesses qu’imaginait son roi. Après quelques jours de navigation vers l’ouest, à l’endroit aujourd’hui appelé Montréal, Cartier et son équipage se heurtèrent à de puissants rapides qu’ils étaient incapables de remonter. Incapables aussi de les contourner, l’expédition s’est arrêtée, même si Cartier demeurait persuadé qu’au-delà des rapides « de la Chine » se trouvaient de l’or et une route maritime vers l’Orient. Il avait raison quant aux richesses, même si elles étaient plutôt d’ordre animal et végétal. Quant à la mer d’amont, il avait aussi raison, mais c’était une mer d’eau douce.
The Death and Life of the Great Lakes, par Dan Egan, reporter à Milwaukee, présente un riche portrait des lacs, au travers de l’histoire, des sciences et de récits bien menés. Il raconte la litanie révoltante des exactions à leur endroit au cours des derniers siècles et déplore la dévastation qui en est résultée. Fruit d’une recherche et d’un récit bien menés, le livre n’est pas encourageant. Il rapporte de façon expressive une série d’effroyables mauvaises décisions et de dommages impardonnables causés à un écosystème d’échelle continentale. Même les soi-disant succès, comme la Clean Water Act américaine de 1972 et le rétablissement subséquent (et temporaire) du lac Érié, sont illusoires : aujourd’hui, le plus petit et le moins profond des lacs n’est plus qu’une grotesque caricature de ce qu’il a été.
Egan décrit le système des Grands Lacs comme une série de bassins, dont l’altitude décroît de l’un au suivant. Le débordement de l’un constitue la source du suivant. Ainsi de suite jusqu’à ce que le lac Ontario se déverse dans le Saint-Laurent puis vers l’océan. Le courant permanent a maintenu l’intégrité de chacun des lacs pendant 10 000 ans, jusqu’à l’inauguration de la Voie maritime du Saint-Laurent en 1959. Pour Egan, c’était l’ouverture d’une voie royale aux espèces envahissantes. Les cargos océaniques naviguant vers le centre du système sont « comme des seringues » injectant les envahisseurs dévastateurs et les substances toxiques dans le coeur de l’Amérique du Nord. Si la moule zébrée est la mieux connue et sa cousine la quagga est encore plus nuisible, ces mollusques sont seulement deux des
186 espèces envahissantes occupant aujourd’hui les cinq lacs.
Évidemment, l’invasion des lacs avait commencé bien avant la canalisation, avec les interventions humaines répétées de la colonisation et de la pollution agricole, plus tard avec les canalisations et les dérivations d’ampleur industrielle. Mais c’est quand on constate l’attitude hautaine des humains face à la faune des lacs et ses populations de poissons qu’on comprend que la dévastation a été à la fois délibérée et banalisée. Quand les populations naturelles de corégone, de perchaude et de truite ont été détruites par la surexploitation et la toxicité croissante des eaux, la réponse a été d’introduire différentes espèces de poissons, chacune en fonction d’une crise différente et provoquant la prochaine catastrophe. Egan raconte l’histoire de plusieurs envahisseurs à la propagation destructrice, depuis les vampiriques lamproies jusqu’aux hitchcockiens gaspareaux et aux super saumons chinook. C’est une terrifiante et déprimante saga de stupidité et d’arrogance, qui démontre encore une fois que l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Pour l’avenir, si l’on présume de manière optimiste que nous avons appris nos leçons à l’égard de la protection de cette richesse incomparable, une nouvelle menace pointe, peut-être la plus grave de toutes. La rareté croissante de l’eau dans l’Ouest et le Sud-Ouest américain laisse présager que, dans un avenir rapproché, la demande pour des diversions de l’eau des Grands Lacs deviendra une exigence pressante. La pression deviendra énorme à mesure que les pénuries s’amplifieront. Et ça ne sera que le commencement. Egan démontre que, de la même manière que le pétrole à bas prix (le carburant et le lubrifiant d’un siècle de croissance industrielle et de déprédation planétaire) était au coeur de plusieurs des guerres du 20e siècle, il existe une possibilité réelle que l’eau douce (et sa raréfaction) soit la cause de conflits humains et de migrations à grande échelle au 21e. Déjà, trois quarts de milliards de personnes sont privées d’un accès suffisant à cet élément essentiel à la vie. À mesure que ce nombre grandira — comme il le fait maintenant —, le fait que le Canada soit cogestionnaire de 20 % des réserves d’eau douce du monde ne devrait pas constituer une pensée rassurante. Nous nous dirigeons vers des eaux agitées.