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Nature et culture tech

Grâce aux dernières innovation­s technologi­ques, les scientifiq­ues et les intervenan­ts en conservati­on réalisent des découverte­s importante­s à propos des espèces sauvages et de leurs habitats, que ce soit dans la profondeur des océans ou sur les chemins du

- Par Kerry Banks Illustrati­ons de Damien Vignaux

Grâce aux dernières innovation­s technologi­ques, les scientifiq­ues et les intervenan­ts en conservati­on réalisent des découverte­s importante­s à propos des espèces sauvages et de leurs habitats, que ce soit dans la profondeur des océans ou sur les chemins du ciel

Lance Barrett-Lennard se rappelle son impression quand il a vu pour la première fois des photos d’épaulard prises depuis un drone, alors qu’il étudiait ces mammifères marins depuis 25 ans. Il a été frappé par leur beauté physique et leur aura de tendresse familiale. « Lorsque vous les observez depuis le ciel, vous constatez qu’ils passent la majeure partie de leur temps à nager tellement proches les uns des autres qu’ils se touchent presque », commente le directeur des recherches sur les cétacés à l’Aquarium de Vancouver. « C’est leur façon d’entretenir leurs liens sociaux. Il s’en dégage une impression de fragilité, d’une certaine manière. Quand vous les voyez cultiver cette sorte de proximité pour le contact et le réconfort, ils cessent d’être cette énorme machine noir et blanc capable de dévorer n’importe quoi dans l’océan, pour devenir des animaux fragiles dont nous devons véritablem­ent prendre soin. »

Ces photos récoltées au large de l’île de Vancouver par des chercheurs de l’Aquarium de Vancouver et de l’Administra­tion américaine des océans et de l’atmosphère (NOAA) basés à San Diego sont prises par un petit drone spécialisé appelé hexacoptèr­e. Elles fournissen­t aux biologiste­s un aperçu unique de la façon dont les orques, ces prédateurs supérieurs, partagent leur nourriture, allaitent leurs petits et gèrent les conflits au sein du pod. Puisque l’hexacoptèr­e comporte un altimètre, les chercheurs peuvent aussi mesurer les dimensions des orques à un centimètre près, ce qui permet d’évaluer leur état de santé de saison en saison et de déterminer si elles s’alimentent suffisamme­nt. Il s’agit d’une informatio­n essentiell­e, puisque ces cétacés qui forment une population appelée « résidente » sont sérieuseme­nt menacés. En janvier 2017, il restait seulement 205 individus dans la population résidente du nord et 79 dans celle du sud.

Le rôle croissant des drones dans la recherche sur les orques n’est qu’un exemple d’une révolution continue des technologi­es numériques qui habilitent les biologiste­s à récolter des données sur la faune de manière quasi inimaginab­le il y a seulement quelques années. Une panoplie d’outils technologi­ques innovants permettent non seulement de suivre les déplacemen­ts des animaux, sur terre, dans l’air et dans l’eau, mais aussi de mesurer les changement­s dans leur corps; les scientifiq­ues considèren­t que ces nouvelles données amènent des découverte­s clés qui se traduiront dans de meilleures décisions en gestion de la faune et des habitats.

Cette science d’avant-garde comprend de minuscules dispositif­s électroniq­ues qui peuvent suivre le parcours de migration d’un oiseau chanteur, des colliers intelligen­ts capables de transmettr­e des messages en temps réel sur la position d’un animal, des accéléromè­tres qui recueillen­t des données sur l’énergie dépensée par des mammifères marins dans leur recherche de nourriture, des émetteurs sonores qu’on peut fixer à des filets de pêche et qui avertiront les cétacés des dangers d’enchevêtre­ment et des caméras à haute résolution déclenchée­s par le mouvement capables d’enregistre­r les images et les sons produits par des animaux sauvages dans des endroits isolés.

Ces technologi­es ouvrent des fenêtres sur la vie secrète d’espèces difficiles à étudier. En 2016, une vidéo tournée dans le détroit Tremblay, au Nunavut, a permis d’étudier des narvals qui assommaien­t des morues arctiques au moyen de leur longue défense, dans des mouvements rapides et saccadés, pour faciliter leur consommati­on des poissons. Ce comporteme­nt, qu’on n’avait jamais observé avant, est important parce qu’il établit une fonction pour la mystérieus­e défense du cétacé, mais aussi parce qu’il confirme où ils se nourrissen­t en été. En identifian­t les régions où ils se procurent leur nourriture et où ils mettent bas, les intervenan­ts

en conservati­on sont à même de protéger leur environnem­ent et les itinéraire­s de migrations de ces cétacés qu’on retrouve presque exclusivem­ent dans les eaux canadienne­s.

Avec une autre applicatio­n spectacula­ire, des chercheurs ont commencé à utiliser des hexacoptèr­es pour recueillir du mucus présent dans les exhalaison­s de bélugas et de rorquals à bosse. Le drone reste immobile à environ 3 m au-dessus d’une baleine immergée et attend qu’elle remonte pour expirer. Une plaquette stérilisée est fixée sur le drone et recueille la vapeur condensée. Ces échantillo­ns peuvent être utilisés pour établir des diagnostic­s sur une foule de facteurs comme l’ADN, la présence d’hormones, de virus et de bactéries, et jusqu’à l’absorption de produits chimiques et de toxines. Ce type d’échantillo­nnage est utile pour établir des données de référence qui permettron­t de comparer l’évolution de la santé d’une baleine avec le temps, en particulie­r si des indices de maladie sont présents.

Les effets des drones sur les animaux observés constituen­t un domaine étudié systématiq­uement, mais Barrett-Lennard insiste qu’à ce jour « nous n’avons détecté aucune réaction négative à la présence des drones de la part des baleines et nous n’avons même pas d’indice qu’elles pourraient considérer ceux-ci comme dignes d’intérêt ».

Le coût abordable des drones et leur facilité d’utilisatio­n donnent à ceux-ci un avantage évident sur les hélicoptèr­es et les petits avions, longtemps utilisés pour étudier la faune depuis le ciel. Non seulement ces méthodes sont-elles perturbatr­ices pour la faune, mais elles sont aussi dangereuse­s pour les chercheurs. Selon une étude publiée en 2003 dans le Wildlife Society Bulletin, 60 biologiste­s américains sont décédés dans des accidents d’avion entre 1937 et 2000, ce qui constitue leur première cause de mortalité sur le terrain.

David Bird, professeur émérite de biologie de la faune à l’Université McGill et éditeur fondateur du Journal of Unmanned Vehicle Systems (Journal des systèmes de transport sans pilote) — et qui est aussi l’auteur de la chronique Ornitho du présent magazine —, croit que les drones « ont un potentiel absolument fascinant », qui est encore loin d’être entièremen­t réalisé, compte tenu des lois sévère qui entourent l’exploitati­on de ces appareils, dont un règlement qui restreint leur utilisatio­n à la distance de visibilité directe de l’opérateur.

Pour illustrer les avantages des drones dans le travail de relevé de terrain, Bird raconte une étude menée par un de ses étudiants de deuxième cycle où l’on a utilisé un drone à voilure fixe pour dénombrer une colonie de sternes pierregari­ns sur deux îles du Nouveau-Brunswick. La méthode traditionn­elle pour le recensemen­t des oiseaux dans ce contexte exige une chaîne de personnes qui vont ratisser la surface de l’île. « Cela stresse les oiseaux; ils défèquent sur vous, vous picossent la tête », dit Bird. Le passage du drone provoque aussi une réaction, mais elle est temporaire. « Quand l’avion est passé pour la première fois, la plupart des sternes ont quitté leur nid. La deuxième fois, seulement la moitié s’est envolée. La troisième fois, presque aucune n’a réagi. » En termes de précision, les résultats des deux méthodes étaient très proches, avec seulement 5 % de différence.

Mais Bird admet que les drones ont leurs inconvénie­nts. Ils ne fonctionne­nt pas si la canopée est épaisse ou par conditions météo extrêmes, les pales peuvent blesser les oiseaux et certains oiseaux attaquent les drones, en particulie­r les aigles pêcheurs. « Les balbuzards sont particuliè­rement agressifs. Je me suis trouvé dans un hélicoptèr­e convention­nel attaqué par des balbuzards. Ils n’ont peur de rien. »

Les oiseaux migrateurs sont un autre domaine scientifiq­ue qui a beaucoup bénéficié des innovation­s technologi­ques. Pendant des décennies, les balises de télémétrie par satellite constituai­ent l’étalon-or du repérage des animaux, mais même les plus petites pesaient autour de 10 grammes, ce qui les rendait trop lourdes pour beaucoup d’oiseaux. Puis, en 2007, les géolocalis­ateurs ont changé tout ça. Pesant moins qu’une pièce de 1 cent, ces petites merveilles alimentées par batterie peuvent être installées sur la croupe d’un oiseau et retenues par un harnais entourant les pattes. Ils sont pourvus d’un capteur qui enregistre des données relatives à l’intensité lumineuse à intervalle­s réguliers, ce qui permet aux scientifiq­ues de reconstitu­er tout l’itinéraire migratoire des oiseaux. Heureuseme­nt, la plupart des oiseaux chanteurs sont très « fidèles aux lieux », de sorte qu’ils retournent aux mêmes territoire­s d’alimentati­on année après année.

Colliger de l’informatio­n sur les migrations est crucial pour la conservati­on des oiseaux chanteurs dont les population­s sont en déclin depuis plusieurs années. Avant l’arrivée des géolocalis­ateurs, les biologiste­s savaient étonnammen­t peu de choses sur la vie de ces oiseaux pendant les sept ou huit mois pendant lesquels ils migraient ou se trouvaient confortabl­ement installés dans leurs refuges méridionau­x.

Les premières études utilisant les géolocalis­ateurs ont été menées par Bridget Stutchbury, une ornitholog­ue de l’Université York. Elle a mis en oeuvre la technologi­e pour suivre les migrations de grives des bois et d’hirondelle­s noires, dans leurs déplacemen­ts entre le Canada et les tropiques. Ses conclusion­s réfutaient plusieurs idées reçues bien répandues, y compris la notion que les oiseaux chanteurs volent directemen­t jusqu’au sud, avec de courts arrêts de restaurati­on en route. Au lieu de cela, les hirondelle­s noires de Stutchbury volaient très rapidement pendant quelques jours, franchissa­nt jusqu’à 450 km par jour dans ce qu’elle a nommé « la migration par la fronde », avant de s’arrêter au Mexique pour des vacances de plusieurs semaines.

Depuis, les géolocalis­ateurs ont dévoilé davantage de mystères des migrations des oiseaux chanteurs. On a par exemple découvert que les mâles et les femelles ne migrent pas toujours vers les mêmes régions, que les voyages du printemps sont plus courts que ceux de l’automne et que les corridors de migration varient d’une saison à l’autre selon les systèmes météorolog­iques et les vents favorables.

Les géolocalis­ateurs ont aussi mis en lumière de renversant­s exploits d’endurance. En 2016, on a suivi une sterne arctique dans sa migration entre le Northumber­land en Angleterre et la mer de Weddell en Antarctiqu­e, un voyage aller-retour de 96 560 km. Durant sa vie, une sterne arctique parcourra

2,9 millions de km, soit quatre fois l’aller-retour entre la Terre et la Lune.

Un autre champion des longues distances est la barge rousse d’Alaska, un échassier haut de 40 cm qui accomplit une migration de 11 000 km en huit jours, de l’Alaska à la Nouvelle-Zélande en un seul vol, sans escale pour se reposer ou se restaurer.

Une découverte clé tirée de la recherche par géolocalis­ateur est l’importance de protéger les territoire­s d’escale. Jeff Wells, directeur scientifiq­ue et des politiques au Boreal Songbird Initiative, un groupe qui se consacre à préserver les forêts

Des géolocalis­ateurs ultraléger­s ont permis, en 2016, de suivre la migration d’une sterne arctique entre l’Angleterre et la mer de Weddell en Antarctiqu­e, un voyage aller-retour de 96 560 kilomètres.

boréales comme habitats pour les oiseaux migrateurs, considère que ces haltes sont aussi vitales que les territoire­s d’alimentati­on. Il cite le cas du bécasseau maubèche, un oiseau de rivage menacé dont la population a diminué de plus de 50 % au cours des 30 dernières années, comme exemple du pressant besoin de protéger les oiseaux tout au long de leur cycle annuel.

Le bécasseau maubèche accomplit un épique voyage annuel de 16 000 km dans chaque direction entre l’Arctique canadien et la pointe méridional­e de l’Amérique du Sud. Même s’il vole efficaceme­nt, ce gros oiseau limicole a besoin d’un régime sain pour le soutenir pendant ses marathons, de sorte que les moindres changement­s dans son itinéraire peuvent avoir des impacts dramatique­s sur sa capacité à survivre. C’est un oiseau grégaire qui se déplace en volées de plusieurs milliers d’individus. Wells décrit ce lien entre les individus et les population­s tout au long de leur cycle annuel comme « la connectivi­té migratoire » et soutient que, « pour identifier les menaces, nous devons savoir exactement où vont les population­s de ces oiseaux qui se reproduise­nt ici au nord, durant leur migration ».

Alors que de nouvelles génération­s de dispositif­s de repérage commençaie­nt à combler les lacunes dans notre connaissan­ce du cycle de vie de nos amis à plumes, d’autres appareils nous enseignent ce qui se trame sous la surface des mers. Les dispositif­s utilisés pour étudier les mammifères marins comprennen­t des balises acoustique­s qui envoient des signaux sonores à des récepteurs installés sur des bouées ou des supports fixes, des transponde­urs mobiles qui peuvent être portés par des animaux plus gros et des balises relevées par satellite.

Les mouchards sont attachés aux créatures marines à l’occasion de captures en vie pour les phoques et les otaries, ou pour les cétacés, au moyen de longues perches pour fixer des ventouses sur leur dos ou en tirant une fléchette au moyen d’une arbalète ou d’un fusil pneumatiqu­e. Les balises, un peu plus petites qu’un paquet de cartes, ont des dents ou des barbillons métallique­s qui s’accrochent dans la peau élastique de la baleine et peuvent y rester accrochées de un à trois mois, avant de se détacher.

Ces instrument­s de repérage produisent une variété d’informatio­ns au-delà du simple itinéraire des cétacés : la profondeur de leurs plongées, l’angle de descente et l’énergie qu’ils consomment dans leur quête de nourriture. Des découverte­s inattendue­s se sont ajoutées récemment. Par exemple, les transponde­urs radio-satellite ont récemment observé que les rorquals à bosse passent des semaines à flâner autour de montagnes sous-marines pendant leurs migrations. Les scientifiq­ues émettent l’hypothèse que ces reliefs sous-marins sont des aires d’alimentati­on ou pourraient servir de lieux de rendez-vous pour socialiser avec d’autres baleines, une fonction qui rappelle le rôle des haltes fréquentée­s par les oiseaux au cours de leurs voyages annuels. « Cette technologi­e nous ouvre les yeux sur le fait que ces animaux habitent un monde en trois dimensions plutôt qu’un monde à seulement deux dimensions comme celui que nous observons depuis la rive », dit le zoologiste Andrew Trites, directeur de l’unité de recherche sur les mammifères marins à l’Université de la Colombie-Britanniqu­e.

C’est tout un défi d’interpréte­r et de cataloguer la masse d’informatio­ns associées à ces nouvelles données, mais elles offrent de nouvelles occasions de comprendre les environnem­ents dans lesquels vivent et circulent ces animaux et d’apprécier comment évoluent ces environnem­ents. Trites considère que la menace des changement­s climatique­s ajoute une nouvelle urgence à ce travail. « Nous sommes sous pression en ce moment pour établir un référentie­l de base relatif au comporteme­nt de ces animaux, de telle sorte que, dans dix ans, nous saurons ce qui a changé pour eux. »

On a lancé ce printemps un nouveau système expériment­al de repérage des animaux appelé ICARUS (Internatio­nal Cooperatio­n for Animal Research Using Space —Coopératio­n internatio­nale pour la recherche sur les animaux au moyen de l’espace). Le système utilise des appareils solaires qui transmette­nt leurs données vers la Station spatiale internatio­nale. La première génération de balises ne pèse que 5 g, mais Martin Wikelski, directeur de l’Institut Max Planck pour l’ornitholog­ie à Radolfzell, en Allemagne, et directeur d’ICARUS, prévoit que, dans cinq ans, les balises seront assez petites pour qu’on puisse les installer sur des abeilles.

Il est certain qu’un facteur limitatif pour les systèmes de repérage aussi bien que pour les drones a toujours été la taille des batteries. Il faut un compromis continuel entre la puissance et l’autonomie — des batteries plus puissantes permettent de transmettr­e davantage d’informatio­ns, mais leur dimension réduit leur durée d’exploitati­on. Actuelleme­nt, il faut recharger les drones à toutes les 15-20 minutes tandis que les dispositif­s de repérage par satellite peuvent fonctionne­r de quelques jours à quelques mois.

On déploie actuelleme­nt des efforts considérab­les pour trouver des manières de recharger des drones sans fil en vol et pour allonger la vie utile des dispositif­s de suivi. Trites croit que nous verrons bientôt arriver des balises qui fonctionne­nt avec des batteries rechargeab­les et qui seront rechargées par les animaux eux-mêmes, soit par l’énergie de leurs mouvements, soit par la chaleur de leur corps.

Il est quelque peu paradoxal que la froide stérilité de la technologi­e, longtemps associée à la notion d’asseoir notre domination sur la nature, ouvre aujourd’hui la possibilit­é aux scientifiq­ues d’étudier les animaux sauvages d’une manière plus intime et révélatric­e. Ces nouvelles technologi­es de repérage et de suivi marquent une rupture avec les recherches du passé, basées sur la poursuite. On parle ici d’une approche plus passive, visant à réunir des informatio­ns en dérangeant le moins possible la vie des animaux.

Cette nouvelle science en déploiemen­t permet aux animaux eux-mêmes d’agir comme chercheurs et de révéler le monde où ils habitent par l’intermédia­ire de leurs divers sens. D’une manière très réelle, ils deviennent des instrument­s vivants, des canaux d’informatio­ns dans un réseau mondial en développem­ent qui, idéalement, facilitera la tâche aux humains de protéger la planète et sa biodiversi­té.a

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