La Vie qui bat
Un papillon nocturne a évolué pour survivre dans l’environnement glacial hostile du Haut-Arctique. Comment a-t-il fait?
Un papillon nocturne a évolué pour survivre dans l’environnement glacial hostile du Haut-Arctique. Comment a-t-il fait?
Oui, l’hiver pourra être difficile. Mais plutôt que de pester contre le froid et la neige à venir, ayez une bonne pensée pour Gynaephora groenlandica, un papillon nocturne qui s’organise pour survivre au beau milieu d’un formidable agencement de menaces hivernales. Une appellation populaire en anglais le surnomme le « papillon ours laineux », ce qui décrit en fait sa chenille. Il existe aux latitudes extrêmes, jusqu’à 80° N., au Groenland et dans l’Arctique canadien. Je dis « existe » plutôt que « vit », compte tenu du fait que son existence est suspendue pendant plus de 11 mois par année, pour une séquence de six à sept ans. Pendant la majeure partie de cette période, les températures peuvent atteindre les – 40 °C ou moins. Ces extrêmes climatiques affectent chaque étape de la vie de Gynaephora.
Commençons par le stade larvaire, dans la préparation de son premier hiver. Chaque année, pendant plusieurs années consécutives, cette chenille, qui ressemble à celle de la familière Pyrrharctia isabella, passe onze mois complètement gelée dans la toundra. Les cristaux de glace représentent une menace permanente, mais une séquence d’adaptations lui permet d’échapper à la mort, dont la capacité de s’hyperrefroidir (c’est-à-dire de permettre à la température de son corps de descendre sous le point de congélation sans former de glace) alors qu’elle utilise des mitochondries productrices d’énergie dans ses cellules pour synthétiser du glycérol, une molécule antigel.
La nymphe se met à l’abri, si l’on peut nommer cela ainsi, en s’enveloppant d’une mince toile appelée hibernaculum, ou cocon d’hiver, généralement attachée au flanc d’un rocher à l’abri des vents dominants. Mais la moindre perturbation, comme la formation de cristaux de glace dans le cocon de l’insecte, peut s’avérer fatale.
C’est une séquence relativement monotone de six ou sept années : la chenille émerge au tout début du printemps, elle se nourrit, puis, avant même que l’été commence, elle
LA CHENILLE ÉMERGE AU TOUT DÉBUT DU PRINTEMPS, ELLE SE NOURRIT, PUIS, AVANT MÊME QUE L’ÉTÉ COMMENCE, ELLE SE RETIRE DANS SON COCON D’HIBERNATION JUSQU’À L’ANNÉE SUIVANTE. GESTE QU’ELLE VA RÉPÉTER PENDANT SEPT ANS.
se retire dans son hibernaculum jusqu’à l’année suivante. Même ses gestes les plus anodins visent la survie. Par exemple, voyez ce cocon sur le flanc d’un rocher, souvent bien en évidence; pourquoi n’est-il pas enfoui dans la végétation pour le cacher et l’isoler? Parce qu’à cette latitude, l’été est si court que, lorsque arrive le printemps, un rocher émergeant du couvert neigeux se réchauffera plus vite que la végétation ou le sol, permettant à la chenille de se réveiller et de se nourrir le plus tôt possible.
On ne parle pas ici d’une frénésie alimentaire. Il faut d’abord compter que, pour Gynaephora, se déplacer dans l’air arctique cause une perte rapide d’énergie; l’épaisseur de sa fourrure, bon facteur de protection, ne la protège pas complètement face aux basses températures combinées au facteur éolien. Pour compenser, la chenille passe la majeure partie de son temps perpendiculaire au soleil, pour recevoir un maximum d’énergie. Mais si l’absorption de chaleur est un tel enjeu, pourquoi l’animal ne profite-t-il pas de l’ensoleillement pendant tout le mois de juillet, durant le court été arctique? C’est le prix qu’il doit payer pour survivre aux attaques de ses parasites. Des mouches et des guêpes parasites attaquent la chenille, et elles sont de ces espèces particulièrement horribles — les parasitoïdes — qui pondent des oeufs sur ou dans la chenille. Ainsi, il est doublement dangereux de se déplacer : les parasites pondeuses d’oeufs sont perchées en embuscade et ne se poseront sur les chenilles que si elles se mettent en mouvement. Les oeufs finissent par éclore sous forme de petites larves qui consomment graduellement les tissus vivants qui les entourent, jusqu’à traverser la peau de leur hôte décédé.
Ces parasites deviennent actifs à la fin juin et en juillet, mais Gynaephora s’est repliée avant ça. C’est une adaptation qui a dû permettre à l’espèce de survivre, compte tenu du fait que 75 % des larves sont quand même parasitées. Cette interruption prématurée de l’alimentation et la nécessité de s’enfermer plutôt que de se nourrir expliquent le fait que chaque stade larvaire dure 11 mois.
La chenille grandit ainsi un peu chaque année, puis dans sa dernière année d’état larvaire, les choses changent spectaculairement. Elle émerge dans ce dernier printemps avec sa pleine grandeur et passe à l’état de nymphe. Des papillons adultes émergent ensuite des cocons, s’accouplent et pondent des oeufs, le tout en quelques semaines. Trois phases de la vie s’enchaînent en moins de deux mois après que la phase initiale eut duré six ans.
Après toutes ces étapes, les adultes ne vivent qu’un peu plus d’une journée : les femelles, mêmes si elles sont pourvues d’ailes, s’éloignent à peine de leur cocon nymphal. Les mâles, qui volent au-dessus, les trouvent, ils s’accouplent et souvent la femelle pond simplement ses oeufs sur le cocon qui l’a protégée, une fois son travail accompli. Mais même alors, la survie n’est pas garantie. Ces oeufs négligemment déposés sur la surface du cocon sont exposés et bien visibles, et des oiseaux comme les bruants des neiges les consomment hardiment. Les oeufs pondus par les femelles qui s’extraient du cocon ou vont même jusqu’à voleter dans la végétation environnante sont quelque peu camouflés et, pour la plupart, échappent à la prédation. Plus tard dans ce même été, ces oeufs éclosent et les premières petites larves se préparent pour l’hiver, relançant le cycle.
C’est une vie au-delà de la limite, avec des menaces partout, mais Gynaephora s’accroche, déployant chaque tactique à sa disposition. C’est une vie impressionnante.1