La vie qui bat
Est-il possible de calculer les avantages économiques et sociaux pour les humains de la prédation des cerfs par les cougars?
Mettre un prix sur la prédation : est-il possible de calculer les avantages économiques et sociaux de la prédation des cerfs par les cougars?
Là où je vis, juste à l’ouest de Calgary, les cougars sont abondants. Au mois de septembre, dans les écoles primaires locales, on raconte aux élèves qu’au courant de l’année scolaire, un puma les apercevra, mais qu’ils ne verront pas le puma en question. La présence des félins crée un sentiment excitant et même une appréhension à l’égard de la vie sauvage, mais elle est aussi problématique : comment allons-nous gérer notre relation avec leur population croissante?
Les lions de montagne sont dangereux, même si les mortalités qui leur sont attribuées au Canada se comptent sur les doigts des deux mains : seulement sept au cours du dernier siècle. Mais une carte produite pour visualiser les déplacements des pumas dans la ville voisine de Canmore fait voir une impressionnante toile de sentiers, un réseau qui, à mesure que la population augmentera, annonce des contacts plus étroits entre humains et félins pour l’avenir.
La réponse habituelle consiste à gérer et à contrôler. On en trouve un exemple dans la région de Los Angeles. C’est la seule grande agglomération en Amérique du Nord où des grands félins vivent dans les limites de la ville. Autour de L.A., un réseau de cordillères et de vallées abrite des humains et des cougars, ce qui rend inévitable l’inattendu : des lions tués sur des autoroutes (ce n’est pas rare) et dans un événement extraordinaire, un cougar sautant par-dessus une clôture du Zoo de Los Angeles pour s’enfuir avec un koala.
La chasse aux cougars n’est pas permise en Californie, mais les fermiers et les éleveurs peuvent demander un permis de tuer des pumas en tant que prédateurs de leur bétail. Les options envisagées pour entretenir des populations en santé de cougars autour de L.A. vont de la protection et même de l’élargissement de corridors pour la faune (ce qui comporte des limites) jusqu’à accepter de gérer la population de félins de manière encore plus radicale qu’en ce moment. Ces solutions ne semblent pas idéales et l’on recherche de nouvelles manières d’aborder la question.
Et si l’on considérait que les pumas rendent service aux humains? C’est en quelque sorte un virage à 180 °. Un article paru en 2016 dans la revue Conservation Letters, intitulé « Bénéfices socio-économiques de la recolonisation par les grands carnivores par la diminution des collisions entre les véhicules et la faune », plaide en faveur des cougars puisqu’ils pourraient, sans le savoir, nous aider.
L’argumentation se déploie comme suit : quel animal est responsable du plus grand nombre de décès chez les humains en Amérique du Nord? Les cerfs. Pas directement, évidemment, mais par l’effet des collisions. D’où la consigne qui veut que, si un cerf bondit devant votre véhicule sur la route, ne changez pas de trajectoire. En essayant de l’éviter, vous risquez de frapper un autre véhicule ou de vous retrouver dans le fossé, ce qui dans les deux cas peut s’avérer fatal.
Logiquement, de telles collisions sont plus fréquentes dans les régions où les cerfs sont abondants. Alors qu’il est peu plausible que le trafic routier diminue de manière significative dans l’avenir, il est par contre possible que la population des cervidés soit réduite. Par contre, le déplacement des animaux, l’extension de la saison de chasse et même le déploiement de contraceptifs ont à peine entamé ces populations de cervidés là où elles représentent un danger pour les automobilistes. Et c’est ici que les cougars pourraient intervenir.
Les pumas se nourrissent de cerfs (selon certaines estimations, les cervidés constituent 95 % de leur régime alimentaire); le principe simple évalué dans l’article de la revue Conservation Letters est de vérifier si l’augmentation du nombre des cougars dans une région densément peuplée de cervidés aurait pour effet de réduire réellement le nombre de collisions. Les auteurs en concluent que oui.
La recherche s’est concentrée sur l’est des États-Unis, où les pumas, encore rares, se réimplantent lentement, après avoir été exterminés il y a une centaine d’années. Les chercheurs ont créé un modèle qui projette une population de cougars beaucoup plus importante, puis ils l’ont appliqué à leurs chiffres. Sur 30 ans, la simulation évalue que le nombre de collisions évitées se chiffrerait à 700 000, ce qui épargnerait 155 vies et préviendrait 21 000 blessures. Au total, on envisage des coûts épargnés de plus de 2 G$ US (2 milliards de dollars américains, ce qui comprend les frais médicaux, les réparations aux véhicules et le nettoyage).
Le modèle part de l’hypothèse que chaque cougar consommerait 259 cerfs sur une période de six ans, mais que la population de félins déclinerait proportionnellement à celle des cervidés. Au bout du compte, les deux populations trouveraient une condition d’équilibre. Ces valeurs sont en ligne avec celles d’une expérience menée au Dakota du Sud où les cougars ont permis de réduire le nombre des collisions de dix pour cent, dans les huit années qui ont suivi leur réintroduction.
Les auteurs admettent qu’il pourrait y avoir des impacts négatifs, comme la prédation des pumas sur le bétail et les animaux domestiques, ou le fait qu’ils effraient les randonneurs à pied ou à bicyclette dans les bois, tandis que la diminution des populations de cerfs se traduirait par moins de destruction des récoltes et de la végétation, et une moindre propagation de la maladie de Lyme, dont les cervidés sont des vecteurs. Les félins ont aussi le potentiel d’attirer les chasseurs de trophées.
Il est rare que l’on perçoive la conservation par la lorgnette des bénéfices économiques comme on le fait ici, et qui sait si cette idée finira par faire son chemin? Mais nous avons besoin de nouvelles façons de penser — de tous ordres — pour faire face à la pression montante de la cohabitation des humains et de la faune, en minimisant les inconvénients de part et d’autre.
LE PRINCIPE SIMPLE ÉVALUÉ DANS LE JOURNAL EST DE SAVOIR SI, EN AUGMENTANT LE NOMBRE DE COUGARS DANS UNE RÉGION, ON POURRAIT RÉDUIRE L’OCCURRENCE DES COLLISIONS VÉHICULES-CERFS.