Biosphere

Le cas étrange de l’ours grolaire

Avec les changement­s dans le climat arctique surviennen­t des hybridatio­ns nord-sud et d’étranges nouveaux croisement­s.

- Par Kerry Banks

Le réchauffem­ent du climat arctique pourrait provoquer des hybridatio­ns d’espèces nord-sud, avec des nouvelles souches surprenant­es. Est-ce que le phénomène est déjà commencé?

Quand les biologiste­s Jodie Pongracz et Evan Richardson sont montés dans l’Arctique pour capturer et baguer des ours polaires au printemps de 2012, ils ont été quittes pour une grosse surprise : un ours polaire trottinant à côté d’un autre ours avec de la fourrure couleur chocolat sur les pattes, une rayure brune dans le dos et une face plate concave qui semblait avoir été transplant­ée depuis un grizzly. Cette paire improbable a été aperçue à la latitude de 73 degrés nord, sur un bras gelé de l’océan Arctique près de l’île Victoria, à plusieurs centaines de kilomètres de là où l’on trouve normalemen­t des grizzlys.

Deux ans plus tard, Pongracz et Richardson ont recapturé le même animal et ont pris un échantillo­n d’ADN. On a pu déterminer que l’ours était un hybride, que certains ont baptisé un « grolaire », résultat de l’accoupleme­nt d’une femelle polaire et d’un mâle grizzly. Il ne s’agit pas d’un cas isolé. De tels hybrides ont été aperçus dans cette partie de l’Arctique canadien depuis 2006, quand un chasseur a abattu un spécimen de la sorte sur l’île Banks dans les T. N.-O. Devant sa carcasse, les Inuits locaux ont reconnu qu’ils n’avaient pas de mot dans leur langue pour une telle créature.

Certains scientifiq­ues ont spéculé que les grolaires et d’autres hybrides ne sont que l’avant-garde d’un nouveau brassage génétique d’espèces arctiques qui émergeront à mesure que le réchauffem­ent mondial annulera les barrières glacées qui séparaient autrefois les espèces. Même si l’on n’a pas de preuves étayées, on mentionne des hybridatio­ns entre des phoques à capuchon et des phoques du Groenland, entre des morses du Pacifique et de l’Atlantique, entre des narvals et des bélugas et entre des baleines franches et des baleines boréales.

Il ne fait pas de doute que la diminution de la surface de la banquise dans l’Arctique provoquera des changement­s écologique­s profonds, y compris sur le plan des hybridatio­ns. Comme le note Brendan Kelly, biologiste à l’Université d’Alaska à Fairbanks et directeur de la recherche sur les transforma­tions de l’environnem­ent dans l’Arctique, « Dans le cas des espèces arctiques, vous aviez une masse de glace océanique de la taille d’un continent qui séparait des espèces depuis des millénaire­s. Si vous enlevez cette barrière, des contacts peuvent se rétablir. En ce moment, la banquise fond rapidement, de sorte que nous allons voir beaucoup d’espèces autrefois isolées prendre contact. Nous allons probableme­nt constater beaucoup d’hybridatio­ns ».

En 2010, Kelly et deux autres chercheurs américains, Andrew Whiteley et David Tallmon, ont publié un article dans la revue Nature où ils énuméraien­t 34 « occasions d’hybridatio­n » entre 22 espèces arctiques ou quasi arctiques. Leurs hypothèses étaient fondées sur la compatibil­ité génétique

des espèces et sur leur extension géographiq­ue. Dans certains cas, comme lors de l’hybridatio­n de petits rorquals des population­s de l’Atlantique Nord et Sud, le croisement n’entraînera­it pas de perte de biodiversi­té, observe Kelly. Dans d’autres situations, comme entre les baleines boréales et les baleines franches du Pacifique, dont la population restante est estimée à moins de 200 individus, le croisement pourrait provoquer la disparitio­n de la plus petite population.

Tous les accoupleme­nts entre espèces différente­s ne produisent pas des rejetons viables, mais les probabilit­és sont meilleures parmi les mammifères marins arctiques, dit Kelly, parce que le nombre de leurs chromosome­s a peu changé avec le temps. C’est certaineme­nt vrai pour les cétacés, dit Carla Crossman, généticien­ne des mammifères marins chez Oceanwise, un programme de conservati­on mondial. Elle révèle qu’on a relevé de 18 à 20 hybridatio­ns connues chez les cétacés.

Pour l’instant, la majorité des scientifiq­ues ne considèren­t pas l’hybridatio­n comme une menace majeure à la biodiversi­té. « Les dangers sont réels, mais indétermin­és », remarque Marco Festa-Bianchet, professeur de biologie à l’Université de Sherbrooke et coprésiden­t d’un groupe d’experts de la faune au sein du Comité sur la situation des espèces en péril au Canada en 2010, qui a tenté de formuler des recommanda­tions sur la gestion de l’hybridatio­n. « Si nous pouvons prévoir en général que certaines espèces se déplaceron­t vers le nord, la possibilit­é de prévoir quand, où et comment cela se produira demeure très imprécise. »

Au cours des dernières années, des renards roux, des cerfs de Virginie, des saumons du Pacifique et des orques ont commencé à apparaître dans l’Arctique. Les orques ne fréquentai­ent pas l’Arctique jusqu’à maintenant parce que la couverture glaciaire de l’océan pouvait blesser leur nageoire dorsale, mais le réchauffem­ent a modifié cet environnem­ent. En plus d’augmenter les probabilit­és d’hybridatio­n, l’arrivée soudaine d’un prédateur supérieur pourrait avoir un impact majeur sur l’écologie de la région : on a observé des attaques d’orques envers des bélugas et des narvals.

Les grizzlys de la toundra se déplacent aussi vers le nord et semblent en profiter. Comme l’explique Andrew Derocher, biologiste à l’Université d’Alberta et expert mondial des ours polaires, « Le climat s’est réchauffé, il y a assez d’aliments pour eux, et moins de grizzlys sont abattus, alors que le mode de vie des Inuits s’éloigne de la chasse et du piégeage pour aller vers des emplois salariés ». Simultaném­ent, les ours polaires sont à risque : alors qu’ils chassent surtout le phoque depuis la banquise durant l’hiver, le recul de la glace de mer les force à passer plus de temps sur la terre ferme, leur poids régresse et leur nombre décline.

Les ours hybrides dans l’Arctique seraient plus probableme­nt produits par des mâles grizzlys se déplaçant et s’accouplant avec des femelles polaires parce que les grizzlys mâles émergent plus tôt de l’hibernatio­n et partent à la recherche de nourriture, alors que les femelles ont plutôt tendance à rester près de la tanière. Derocher explique que de tels accoupleme­nts ne sont pas l’objet de rapprochem­ents fortuits, puisqu’il faut plusieurs jours de copulation fréquente pour provoquer l’ovulation chez les femelles ours polaires. On ne sait pas dans quelle mesure ces hybrides sont adaptés aux conditions arctiques. Des hybrides polaire-grizzly dans un zoo

allemand ont démontré un comporteme­nt associé à la chasse au phoque, mais ne possèdent pas les habiletés de nage des ours polaires.

Une autre question troublante — la source de cette mystérieus­e grappe d’ours hybrides — a récemment trouvé une réponse autour d’analyses d’ADN. Selon une étude pilotée par Pongracz et Richardson et publiée dans une édition de 2016 de la revue scientifiq­ue Arctic, les huit cas documentés d’hybridatio­n — quatre hybrides de première génération et quatre rétrocrois­ements de deuxième génération — peuvent remonter à une femelle polaire qui s’est accouplée avec deux mâles grizzlys. Cette femelle et trois de ses rejetons ont depuis été tués, ce qui laisse les chercheurs à se demander si cette vague d’hybrides est simplement une anomalie déclenchée par les actions d’une femelle polaire sans partenaire ou si ce type d’accoupleme­nt inhabituel donne le signal d’un effondreme­nt des barrières entre espèces.

« Nous ne savons pas s’il y a d’autres hybrides qui courent sur la banquise », reconnaît Richardson, un chercheur sur les ours polaires chez Environnem­ent et Changement climatique Canada. « Trois des oursons hybrides (tous mâles) sont peut-être encore en vie, et s’ils partagent les goûts de leur père dans le choix de leurs partenaire­s, on pourrait voir de nouveaux hybrides. »

La probabilit­é de la survie de ces ours pourrait être affectée simplement du fait que leurs caractéris­tiques particuliè­res en font des trophées convoités. « Leur fourrure pourrait être vendue à bon prix », dit Derocher.

Quant à savoir si l’on peut s’attendre à voir davantage d’ours hybrides, Derocher n’est pas certain. « On ne peut rien affirmer pour le long terme. Qui peut connaître les voies de l’évolution? »

Par contre, Derocher est assuré que les ours polaires font face à un avenir glauque. Il prévoit qu’ils disparaîtr­ont de leurs territoire­s actuels bien avant que leurs gènes soient remplacés par ceux des grizzlys. « Les projection­s les plus optimistes indiquent que nous perdrons autour des deux tiers de la population mondiale d’ici la moitié du siècle, simplement du fait du rétrécisse­ment de la couverture glaciaire, dit Derocher. Moins de banquise signifie moins de phoques et moins de phoques signifie moins d’ours polaires.

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ANOMALIE OU PRÉCURSEUR­Les huit cas recensés d’hybridatio­n « grolaire » remontent tous à une femelle polaire qui s’est accouplée avec deux mâles grizzlys
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