Biosphere

L’essentiell­e forêt

La frange boréale du globe est assiégée. Le Canada héberge plus de 30 % de la forêt boréale mondiale. Nous vous présentons ici ce qui se passe dans les bois — et ce qui devrait s’y passer. Plus ce que VOUS pouvez faire...

- Par Niki Wilson

La frange boréale du globe est assiégée. Le Canada héberge plus de 30 % de la forêt boréale mondiale. Nous vous présentons ici ce qui se passe dans les bois — et ce qui devrait s’y passer. Plus ce que VOUS pouvez faire...

La forêt boréale nord-américaine héberge quelques personnage­s robustes : le furtif et féroce carcajou, le loup rusé et le puissant grizzly. Mais l’un des plus costauds d’entre eux est la mésange à tête brune. Pesant à peine 10 grammes, ce petit oiseau sphérique ne fuit pas vers le sud quand le mercure tombe, mais gonfle plutôt le duvet de sa poitrine et affronte l’hiver avec ses propres moyens. Pour conserver sa chaleur, il doit dépenser beaucoup d’énergie — il doit donc recourir quotidienn­ement à ses caches de nourriture, puisqu’il ne peut accumuler assez de graisse pour survivre à de longs épisodes de froid intense. Pendant la longue nuit hivernale, il glisse calmement dans la torpeur pour mieux conserver l’énergie.

L’hiver est dur, mais la mésange boréale peut passer au travers. C’est ce que les scientifiq­ues appellent une espèce « à contrainte boréale », c’est-à-dire un animal si complèteme­nt adapté à la forêt boréale qu’il ne peut survivre que dans ce milieu. Et depuis des milliers d’années, il s’en est bien accommodé. Mais il y a un accroc dans le plan évolutionn­aire. À mesure que les changement­s climatique­s prennent place, le milieu boréal se transforme — probableme­nt plus vite que le petit oiseau est capable de s’adapter. Au cours de la dernière décennie, nous avons connu les conditions les plus chaudes et les plus sèches de mémoire d’homme, et les modèles climatique­s prévoient que les températur­es vont continuer à monter. À partir de recherches de terrain aussi bien que d’analyses d’images satellite, les scientifiq­ues travaillen­t à comprendre les conséquenc­es de ces changement­s pour les espèces qui vivent là.

La forêt boréale est le plus grand écosystème forestier de la Terre, une bande circumpola­ire qui occupe à peu près six millions de kilomètres carrés en Amérique du Nord — la majeure partie du Canada et de l’Alaska. De vastes étendues d’épinettes, de sapins, de mélèzes et de pins dominent ces territoire­s, absorbant le carbone de l’atmosphère et offrant un milieu de vie aux ours, loups, carcajous et couguars qui hantent les forêts denses à l’affût des cerfs, des orignaux et des caribous. L’appel mélancoliq­ue du huard se répète autour de milliers de lacs et de marais. Les crapauds boréaux, les castors et d’immenses voiliers d’oiseaux migrateurs ont tous besoin des terres humides qui filtrent l’eau et contrôlent les inondation­s.

Même si nous en parlons comme d’une seule grande entité, la forêt boréale est constituée de huit écozones, avec chacune ses caractéris­tiques propres. Dans certains secteurs, des symphonies d’oiseaux chanteurs résonnent

Au cours de la dernière décennie, nous avons connu les conditions les plus chaudes et les plus sèches de mémoire d’homme, et les modèles climatique­s prévoient que les températur­es vont continuer à monter.

parmi de grands boisés de bouleaux, tandis que, dans d’autres, des épinettes rabougries sont de plus en plus espacées avant de laisser la place à la toundra arctique. Pour comprendre l’évolution de la forêt boréale, il faut faire enquête en de multiples endroits, à des échelles diverses.

Scott Goetz, professeur à l’Université Northern Arizona, est directeur scientifiq­ue de l’Arctic-Boreal Vulnerabil­ity Experiment de la NASA, (acronyme ABoVE) (Expérience sur la vulnérabil­ité arctique boréale). Parmi les objets d’étude de son équipe, il y a l’évolution de la végétation boréale. Par exemple, comment une saison plus longue d’incendies de forêts et des incendies plus intenses modifieron­t-ils l’avenir des forêts, et comment cela se traduira-t-il dans le cycle du carbone?

Dans une étude parue en 2015, Goetz et ses collègues ont mesuré les émissions de carbone produites par les incendies géants survenus en 2014 dans les Territoire­s du Nord-Ouest : 2,9 millions d’hectares sont partis en fumée dans ce qu’Ernie Campbell, sous-ministre de l’Environnem­ent et des Ressources naturelles des T. N.-O., a qualifié de « plus intense manifestat­ion d’incendie vue par cette génération ». L’équipe scientifiq­ue a estimé que 94 millions de tonnes de carbone ont été relâchées dans l’atmosphère — plus de la moitié de la quantité de carbone qu’on estime être absorbée par la forêt boréale canadienne en une année. Même si l’émission de carbone par les incendies est une composante naturelle du cycle du carbone sur Terre depuis des milliers d’années, avec le réchauffem­ent de la planète, des « incendies géants » plus fréquents pourraient s’inscrire dans une boucle de rétroactio­n qui amplifie les changement­s climatique­s.

Ce ne sont pas seulement les émissions de carbone des incendies qui modifient le climat, mais aussi comment les incendies modifient les paysages. « Ce que nous observons dans les régions dévastées par le feu, et en particulie­r là où l’incendie a été particuliè­rement sérieux, c’est qu’on passe d’une forêt de conifères à une forêt de feuillus », observe Goetz. Les forêts décidues absorbent davantage de carbone de l’atmosphère et reflètent davantage les rayons solaires. Ces changement­s modifient le bilan énergétiqu­e de la Terre — un facteur essentiel du climat.

Le feu n’est qu’un des symptômes de l’augmentati­on des températur­es. La sécheresse, les infestatio­ns d’insectes et les maladies peuvent aussi devenir plus fréquentes dans certaines régions, ce qui contribue aussi à la mortalité des arbres. En étudiant un échantillo­n sur trente ans d’images satellite documentan­t la croissance des arbres, l’équipe de Goetz a trouvé qu’il y a des signes avant-coureurs signalant qu’une forêt se dirige vers ce genre de difficulté. Des manifestat­ions de ralentisse­ment des taux de croissance précèdent souvent la mort des arbres de plusieurs années, voire des décennies. Et alors que certaines forêts boréales démontrent un taux de croissance plus rapide, associé au réchauffem­ent récent, les analyses de Goetz suggèrent que le contraire est vrai pour des secteurs du centre de l’Alaska et du centre-ouest du Canada, où « il est bien évident que le taux de croissance est en déclin ».

Cette tendance est plus particuliè­rement apparente à la limite méridional­e de la forêt boréale, où le réchauffem­ent est plus prononcé et l’écosystème, plus vulnérable. « Après plusieurs années plus chaudes dans une décennie, vous commencez à constater une mortalité plus élevée des arbres », dit Goetz.

Ce ne sont pas seulement les arbres qui perdent du terrain. La distributi­on géographiq­ue de plusieurs espèces adaptées à l’environnem­ent boréal recule dans le sud. L’écologiste Dennis Murray de l’Université Trent fait partie d’une équipe scientifiq­ue qui a récemment élaboré des modèles destinés à projeter dans quelle mesure les environnem­ents boréaux actuels continuera­ient à convenir à 12 espèces clés « à contrainte boréale », dont le caribou, l’orignal, le tétras du Canada et la mésange à tête brune, pour les 60 prochaines années. Leur recherche montre que la distributi­on géographiq­ue de la plupart des espèces rétrécira et se déplacera vers le nord avec le temps, mais, constate Murray, « il y a une limite à combien une espèce peut s’étendre vers le nord ».

Par exemple, il constate que la majorité des sols nordiques ne permettent pas la croissance de grands arbres. « Toute la forêt sera contrainte à l’égard de sa migration vers le nord. Entre-temps, la récession ressentie au sud n’est pas contrainte, de sorte que la forêt rétrécira avec le temps. »

Cet effet de chicane entre le nord et le sud se fera sentir de façon plus aiguë dans certaines régions, comme ce que Murray appelle le goulot d’étrangleme­nt Ontario-Québec, une zone qui chevauche la frontière provincial­e au sud de la baie James.

« Dans l’avenir, cette région sera gravement affectée par les changement­s climatique­s, au point que les orignaux et d’autres population­s animales se trouveront déconnecté­s dans cette zone. » Certaines espèces, comme la mésange boréale endurcie à l’hiver, pourraient trouver que, vers 2080, elles n’auront plus d’habitat convenable dans la région.

Alors que des espaces critiques d’interconne­xion se trouvent coincés, les modèles prévoient que les habitats deviendron­t plus fragmentés. « Essentiell­ement, certaines régions de la forêt boréale deviendron­t inhospital­ières pour la plupart des espèces « à contrainte boréale », de sorte que les population­s se retrouvero­nt discontinu­es », dit Murray. Alors que les espèces boréales quitteront les lieux, d’autres espèces mieux adaptées aux nouvelles conditions s’installero­nt. « Nous allons voir un changement dramatique dans la compositio­n des espèces. » Murray déclare que nous devons continuer à investir dans la cueillette de données pour mieux raffiner les modèles et comprendre ce qui va se passer à une échelle plus fine.

L’écologiste Erin Bayne, de l’Université de l’Alberta, est d’accord. Il étudie de multiples objets, depuis les vers jusqu’aux loups, mais il est particuliè­rement connu pour son travail sur l’impact des activités humaines sur les oiseaux boréaux. Il a aussi contribué à l’élaboratio­n de modèles visant à prédire les effets des changement­s climatique­s sur le milieu boréal, qui sont, pour plusieurs, « très inquiétant­s, voire effrayants ». Mais il prend aussi soin de souligner que les modèles ont des limites — ils sont conçus comme des outils de planificat­ion, pas forcément comme le dernier mot. « Nous essayons d’identifier des portions du paysage qui pourront mieux résister au changement », dit-il et, pour les oiseaux, cela pourrait vouloir dire de considérer des emplacemen­ts situés plus au nord, dans des lieux plus spécifique­s.

Pour l’instant, une bonne partie des données utilisées pour évaluer la situation des oiseaux boréaux est récoltée dans la partie méridional­e de leur distributi­on, dit Bayne. Ce n’est pas une bonne nouvelle. « Au cours des cinq dernières années, un certain nombre d’espèces associées à la forêt boréale ont été désignées par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada comme préoccupan­tes. » Parmi celles-ci, on compte la paruline du Canada, la moucheroll­e à côtés olive et l’engouleven­t d’Amérique.

Et pourtant, en regardant plus au nord, Bayne et ses étudiants ont récemment trouvé ce qu’ils croient être l’une des plus importante­s population­s d’engouleven­ts d’Amérique au monde. Les oiseaux sont rassemblés dans un secteur de forêt brûlée juste au nord des sables pétrolifèr­es de Fort McMurray, en Alberta.

La question qui se pose maintenant, dit-il, c’est de savoir si ce groupe d’engouleven­ts se trouve dans la région depuis longtemps, ou si l’on a découvert une population récemment immigrée au nord depuis le sud. Est-ce que cette région est plus résistante au changement climatique, ou cette population délogée a-t-elle trouvé une solution à court

La forêt boréale est le plus grand écosystème forestier de la Terre, une bande circumpola­ire qui occupe à peu près six millions de kilomètres carrés en Amérique du Nord.

À partir de recherches de terrain aussi bien que d’analyses d’images satellite, les scientifiq­ues travaillen­t à comprendre les conséquenc­es de ces changement­s pour les espèces qui vivent là.

terme? Bayne observe qu’en obtenant plus d’informatio­ns de terrain détaillées au sujet de la partie nordique de leur territoire, les scientifiq­ues seront plus à même de prédire quelles régions leur conviendro­nt mieux avec le réchauffem­ent de la forêt boréale.

L’identifica­tion de ces lieux plus résilients — que certains scientifiq­ues appellent maintenant des refuges climatique­s — et leur protection contre le développem­ent pourraient constituer des clés pour le soutien des espèces boréales dans l’avenir. La forêt boréale est l’un des moteurs économique­s du Canada, qui accueille d’importants investisse­ments dans les secteurs minier, forestier et énergétiqu­e, et qui fait vivre des centaines de communauté­s rurales. Par contre, ces industries viennent avec leur propre bagage de problèmes écologique­s, dont la gestion devient plus complexe dans le contexte d’écosystème­s touchés par les changement­s climatique­s. Plus vite il sera possible d’intégrer les refuges climatique­s dans les processus d’évaluation d’impact de ces projets, le mieux cela vaudra.

Planifier l’avenir de la forêt boréale exigera une coopératio­n enrichie entre les provinces, territoire­s et discipline­s de recherche, et appellera probableme­nt des discussion­s difficiles. L’idée de protéger une espèce dans toute l’étendue de sa distributi­on ne pourra probableme­nt plus être applicable. « Le caribou en est un bon exemple, dit Bayne. Nous essayons de préserver les hardes de caribous partout, depuis leur limite méridional­e jusqu’à leur limite septentrio­nale. Alors que c’est un projet que beaucoup de gens, dont je suis, aimeraient voir mettre en oeuvre, il va être beaucoup plus facile de protéger les population­s nordiques que celles du sud. » Il faut investir les ressources et la main-d’oeuvre dans les régions où le caribou a le plus de chances de survivre.

Planifier l’avenir de la forêt boréale doit aussi faire intervenir les population­s autochtone­s, pour qui ces forêts sont investies d’une profonde importance culturelle et spirituell­e. Comme exprimé dans le rapport de 2017 L’État des forêts au Canada, « la façon dont les population­s indigènes vivent de ces ressources et s’y rapportent forme la base de leurs sociétés ». La disparitio­n de la forêt boréale menace de disparitio­n des cultures entières.

Pour de nombreux Canadiens, l’enjeu en est un de perte d’identité — d’un mode de vie. La forêt boréale est l’endroit où nous sommes nombreux à vivre, à travailler, à chasser, à camper et à nous ressourcer. « C’est la force vive du Canada », dit Murray. Pour ceux qui désirent encore entendre le cri éraillé de la mésange à tête brune, il vaut la peine de trouver ce qui peut encore être sauvé, et où. En décidant de le faire maintenant, et avec la meilleure informatio­n possible, on fera un geste crucial pour la gestion future de notre forêt boréale.

 ??  ??
 ??  ?? Des flaques de fonte des neiges s’attardent dans la forêt boréale près de Saskatoon, en Saskatchew­an. Page de droite : la résistante mésange à tête brune.
Des flaques de fonte des neiges s’attardent dans la forêt boréale près de Saskatoon, en Saskatchew­an. Page de droite : la résistante mésange à tête brune.
 ??  ??
 ??  ?? La repousse après un incendie de forêt dans les T. N.-O.Page de droite : des icônes boréales : l’orignal et le tétras du Canada.
La repousse après un incendie de forêt dans les T. N.-O.Page de droite : des icônes boréales : l’orignal et le tétras du Canada.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Les implantati­ons humaines et l’exploitati­on des ressources sont les principale­s causes de la déforestat­ion.
Les implantati­ons humaines et l’exploitati­on des ressources sont les principale­s causes de la déforestat­ion.
 ??  ?? Deux jeunes wapitis jouent dans la forêt de l’ouest du pays.
Deux jeunes wapitis jouent dans la forêt de l’ouest du pays.

Newspapers in French

Newspapers from Canada