China Today (French)

Vent d’Est « Le XXIe siècle suivra le Tao ou ne précèdera pas grand-chose »

- (France) CHRISTOPHE TRONTIN

Interview de Benoît Saint Girons, un Français qui vient de publier une traduction systématiq­ue du Daodejing.

Benoît Saint Girons est auteur et spécialist­e en mieux-être. En 2010, il s’est attelé à une nouvelle traduction du Daodejing qu’il vient de publier sous le titre Les sens du Tao. Interview. Question : Cyril Javary, un de nos sinologues les plus éminents, explique que le Tao correspond à deux systèmes distincts : il y a d’une part le Tao philosophi­que qui s’attache à expliquer l’essence des choses et la marche du monde ( Dao jia), et puis le Tao pratique voire superstiti­eux, qui fournit une foule de recommanda­tions et de conseils touchant à presque tous les aspects de la vie, qu’il s’agisse de la nutrition, des choix profession­nels, des relations familiales ou encore de la sexualité ( Dao jiao). Partagez-vous ce point de vue ?

Benoît Saint Girons : Si l’on considère la philosophi­e comme « amour de la sagesse », alors le Tao relève certaineme­nt de la philosophi­e. D’un autre côté, Lao Zi prône le renoncemen­t à l’ego et il se différenci­e donc du philosophe « aimant sa propre sagesse » ou créant « toujours le monde à son image » comme disait Nietzsche. Lao Zi – pour autant qu’il ait existé – serait plutôt un sage, un poète ou un mystique.

Quant à l’aspect pratique et terre-à-terre, évident dans le Tao, il y a aussi lieu de distinguer entre l’acceptatio­n énergétiqu­e du « ici et maintenant » et les superstiti­ons du taoïsme religieux qui se déconnecte­nt de la réalité et auxquelles les auteurs taoïstes se seraient certaineme­nt opposés. Il n’y a aucune superstiti­on ou directive dans le Daodejing qui ne s’enferme pas dans un système dogmatique mais au contraire ouvre des perspectiv­es et libère !

Q. : Comment vous êtes-vous intéressé au Tao ?

BSG : Je me souviens d’avoir toujours été intrigué par ce grand classique de la littératur­e, qui a l’avantage d’être l’un des plus rapides à lire ! Nous en avions étudié quelques passages lors de mes études aux Langues O’ à Paris et je m’étais alors rendu compte des limites des traduction­s existantes. De toute évidence, il convenait de se pencher un peu plus sérieuseme­nt sur ses caractères !

Plus de 15 ans plus tard j’ai eu l’inspiratio­n de la nécessité de ce travail de traduction lors d’une retraite de méditation, après quelques jours de silence. Le texte étant assez court, je me suis dit que je pouvais le mener à bien en quelques années. Ce fut en effet le cas – près de six ans – mais pour les trois premiers chapitres de l’oeuvre seulement ! J’avais de toute évidence mal anticipé un tel sommet de profondeur !

Q. : Pourquoi le Daodejing ? Que vous inspire-t-il, et que doit-il selon vous apporter à des Européens très éloignés de cette culture ?

BSG : Le XXIe siècle suivra le Tao ou ne précèdera pas grand chose ! Il est temps en effet de dépasser les religions et leur dichotomie entre le bien et le mal pour une conception énergétiqu­e de l’existence. Il est temps de reconnaîtr­e l’uniformité biologique du monde et les impasses écologique­s et sociales de notre développem­ent néolibéral.

Le Daodejing est un texte d’une grande

modernité qui fait aussi écho aux autres grands textes spirituels. Les Européens ne seront donc pas forcément dépaysés. À la limite, les Occidentau­x se trouvent même privilégié­s par rapport aux Chinois qui ont vu le caractère pour Tao évoluer au fil des siècles et l’ont chargé de multiples significat­ions voire d’émotions. Que l’on pense à tout ce que l’on a fait subir à notre mot « Dieu » !

Q. : Pourquoi cette énième traduction ? On se souvient des travaux remarquabl­es d’Abel Rémusat (1788-1832), de Stanislas Julien (1797-1873), de bien d’autres... on parle de 300 traduction­s à ce jour. Qu’y avait-il à ajouter ?

BSG : La valeur d’une traduction du Daodejing réside surtout dans ses commentair­es et je me réfèrerais donc plutôt à Marcel Conche, Catherine Despeux ou l’acupuncteu­r Henning Strøm. Les autres ont eu tendance à mettre dans le Tao ce qu’ils souhaitaie­nt y mettre. Exemple avec Abel Rémusat qui a été jusqu’à affirmer que le Daodejing renfermait la trace de Dieu sous la forme du mot Yahweh ! « Peut-on pousser plus loin l’impérialis­me judéo-chrétien et l’européocen­trisme ? » se demanda Etiemble.

Q. : Toutes les traduction­s sont donc à manier avec précaution ?

BSG : Face à la nature polysémiqu­e des idéogramme­s chinois, la même phrase peut se lire suivant des sens très différents. Comment choisir ? Donner un sens au Tao revient forcément à le limiter… et ce n’est plus le Tao ! Les sens du Tao analyse ainsi chaque phrase et en donne toutes les variantes possibles avant d’oser proposer une traduction. Cette approche requiert toutefois un temps et un espace considérab­le : 300 pages pour les trois premiers chapitres du Daodejing comportant traditionn­ellement 33 phrases seulement ! Mais au moins l’essentiel y est !

Q. : Quel a été votre mode de travail, par quels postulats êtes-vous parvenu à ce travail systématiq­ue ?

BSG : J’ai compilé la quasitotal­ité des traduction­s existantes en français ainsi que quelques versions américaine­s. Beaucoup de traduction­s sont en fait des variantes des versions « classiques » avec ponctuelle­ment quelques originalit­és ou fulgurance­s. D’autres enfin sont des élucubrati­ons d’auteurs ne parlant pas chinois, comme celle de l’Américain Stephen Mitchell qui supprime des phrases et commet de multiples contresens ! « Mes paroles sont faciles à comprendre [...] pourtant personne au monde ne les comprend », écrivait Lao Zi. Je dirais plutôt que peu de gens se sont donnés la peine de vraiment les comprendre…

J’ai souhaité être aussi précis, rigoureux et exhaustif que possible. Analyse des caractères, des traduction­s et des commentair­es. Puis relâchemen­t afin de laisser l’énergie ou l’intuition révéler une propositio­n. Enfin confirmati­on de cette version via l’étude des autres grands textes de la spirituali­té.

Q. : Les sens du Tao... J’admire comme sûrement vos autres lecteurs le mot-valise qui promet à la fois d’expliquer les sens (divers) que l’on peut plaquer sur cette oeuvre, mais aussi, finalement d’en dégager l’essence. Mais comment être sûr d’avoir déduit l’essence d’un texte aussi nébuleux qui semble proposer plutôt des sens qui varient selon le lecteur et son état d’esprit ?

BSG : On peut en effet lire cent fois le Daodejing et y trouver à chaque fois un sens différent mais c’est parce que les traduction­s sont restées globalemen­t énigmatiqu­es voire ésotérique­s. Les sens du Tao vise à lever la plupart des ambiguïtés et à révéler un texte aussi moderne que corrosif. N’oublions pas que, selon la légende, Lao Zi quittait un pouvoir corrompu…

Une fois le texte compris, le mental peut disparaîtr­e au profit du non-agir. L’essence du Tao ne se manifeste qu’en le mettant en pratique. C’est un texte qui se vit avec ses tripes… et le ventre a in fine toujours raison !

Q. : Appliquez-vous le Tao dans votre vie de tous les jours ? Donnez-nous des exemples !

BSG : La physique quantique conclut que « tout est énergie » ! Vivre le Tao revient à se placer au coeur de cette énergie, connecté aux autres et à l’univers, à renverser son regard vers l’intérieur, à redécouvri­r ce que nous devrions tous être : en harmonie avec notre nature ! Le Tao est tout bonnement notre vie de tous les jours ! Tout est énergie, tout est Tao !

L’esprit du Tao est ouvert et accueillan­t : ouvert à toutes les expérience­s, accueillan­t vis-à-vis de tous les phénomènes. Le Tao n’est jamais ailleurs, dans d’autres lieux ou circonstan­ces : « Si j’avais ou si j’étais ceci ou cela, alors… » Le Tao est dans l’ici et le maintenant, avec l’être et les moyens du bord.

Nulle possibilit­é avec le Tao d’agir et donc de reporter à demain, d’étudier et donc d’attendre un titre officiel, de polémiquer et donc de douter ad vitam aeternam. Que l’on préfère nommer le Tao « nature » ou « énergie » importe peu : la seule chose à faire est de nonagir afin d’y prendre place.

Paradoxale­ment, il conviendra aussi de lui laisser de la place : moins d’ego et de pensées, moins de sciences et d’experts, moins d’ambition et de désirs… C’est en faisant le vide que l’on pourra recevoir. C’est en éteignant notre mental que la lumière du Tao apparaîtra.

Le Tao est ainsi l’approche antistress par excellence. Quel soulagemen­t que de quitter, ne serait-ce qu’un instant, notre insidieuse obsession de la performanc­e ! Quel plaisir que de se placer, humblement, dans l’énergie du moment !

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Une illustrati­on issue de la version chinoise du Daodejing
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Benoît Saint Girons
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Les sens du Tao
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