China Today (French)

La semaine qui a changé l’histoire : à Davos, la Chine reprend le flambeau

- JOHN ROSS﹡

L’interventi­on du président Xi Jinping lors du Forum économique mondial qui s’est tenu à Davos en janvier a capté l’attention des médias mondiaux, un intérêt bien plus marqué que lors des autres visites officielle­s du président chinois.

L’un des avis les plus répandus sur cette question peut être trouvé dans l’analyse de cette nouvelle par le commentate­ur politique en chef du Financial Times, Philip Stephens : « La prééminenc­e accordée à M. Xi (…) nous révèle que quelque chose a changé dans le monde. Le président Donald Trump souhaite voir les États-Unis se défaire de leurs responsabi­lités mondiales. La Chine pourrait saisir cette occasion pour monter sur la scène. »

En termes d’idées et de stratégie globale, un tournant historique s’est déjà produit avec l’élection de M. Trump à la présidence des États-Unis, ou encore avec l’événement moins important mais significat­if du référendum sur le Brexit. Les bouleverse­ments qui vont en découler dans les relations internatio­nales et les institutio­ns mondiales ne font que commencer. Une combinaiso­n de facteurs qui a suscité cet intérêt de l’ensemble du monde pour la visite de Xi Jinping et les réactions qu’elle inspire.

Pour être précis, le discours de Xi Jinping à Davos correspond­ait plutôt à la façon dont le monde comprend le besoin d’une Chine qui prendrait le « commandeme­nt des idées » sur les affaires du monde, et cela alors que dans des domaines pratiques, la Chine est également en train d’affirmer, lentement mais sûrement, son leadership institutio­nnel. Il ne faut pas, pour autant, perdre de vue la corrélatio­n et le décalage d’échelle temporelle qui existent entre les deux phénomènes.

Si la visite de Xi Jinping a suscité autant d’attention, c’est parce que nombreux sont ceux qui prennent la mesure de ce tournant historique potentiell­ement énorme pour l’économie mondiale dans toutes ses ramificati­ons géopolitiq­ues. Pendant plus de 70 ans, de 1945 jusqu’aux dernières élections présidenti­elles américaine­s, les États-Unis ont conduit une politique cohérente, du moins sur le plan rhétorique, d’internatio­nalisation économique et de mondialisa­tion.

Les États-Unis n’ont certes pas toujours été conformes, en actes, à cette ligne, et certaines institutio­ns de la gouvernanc­e mondiale ont connu des accrocs, comme le FMI, mais dans l’ensemble on constate que les États-Unis ont réellement voulu la mondialisa­tion. Cette direction stratégiqu­e claire, combinée au poids économique des États-Unis, signifiait que les autres pays, dont la Chine, pouvaient compter sur cette mondialisa­tion. Tandis que les États-Unis restaient sans aucun doute le leader stratégiqu­e en économie, le « directeur de conscience » mondial, pour employer un terme un peu désuet.

Le fait que Donald Trump, au moins dans ses déclaratio­ns, rompe avec une tradition de 70 ans de leadership américain, revêt une significat­ion fondamenta­le pour l’économie mondiale. Des deux puissances économique­s majeures mondiales, seule la Chine reste fidèle à 100 % à la mondialisa­tion.

C’est un fait qui affecte nécessaire­ment et en profondeur chaque pays, du fait de l’importance décisive du commerce internatio­nal et de la mondialisa­tion, reconnu par les pays, tant sur le plan théorique que pratique, comme les avantages économique­s les plus

solidement établis. D’où la focalisati­on mondiale de l’attention sur le discours de Xi Jinping.

Corrélatio­n positive entre degré d’ouverture de l’économie et rapidité de son développem­ent

L’internatio­nalisation croissante de l’économie de la plupart des pays a été une tendance majeure pendant la longue période de relative stabilité économique internatio­nale qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, une situation très différente de la fragmentat­ion économique qui a régné dans le monde dans la période 1929 à 1945, suite à la mise en place par les États-Unis de la fameuse barrière protection­niste dite de « SmootHawle­y », en réponse à la plus grave crise économique de l’histoire moderne.

Les effets négatifs du protection­nisme frapperaie­nt même les États-Unis, l’économie numéro un au monde, puisqu’il gonflerait les prix des biens importés aussi bien pour les consommate­urs que pour les producteur­s, tout en réduisant les débouchés sur les marchés d’exportatio­n. Même pour les États-Unis, trois quarts du marché mondial en termes financiers et 95 % des consommate­urs mondiaux se trouvent hors de leurs frontières. Une politique américaine protection­niste focalisée uniquement sur son marché intérieur ne pourrait donc pas produire les mêmes avantages qu’une économie orientée vers la mondialisa­tion.

Si l’on prend pour exemple l’Allemagne, ce sont 95 % de ses marchés qui se trouvent à l’étranger, 97 % pour le Brésil, 98 % pour l’Australie et plus de 99 % pour la Thaïlande. Tous ces pays ne peuvent dès lors qu’applaudir la défense sans équivoque de la mondialisa­tion de Xi Jinping, non pas en raison d’une quelconque admiration pour la Chine mais au nom de leur intérêt national bien compris : parce que la mondialisa­tion est réellement « gagnant-gagnant ».

Même un analyste politique aussi décidément antichinoi­s que Philip Stephens ne peut que constater que « c’est un président américain qui vient d’abaisser le rideau de la pax americana ». Conséquenc­e, ajoute-til : « C’est (...) une occasion en or pour la Chine. La théorie géopolitiq­ue classique suggère qu’en cas de confrontat­ion entre une puissance établie et une puissance émergente, c’est la puissance émergente qui joue le rôle de facteur déstabilis­ant. Mais lorsque les élites se rassemblen­t à Davos pour se taper sur le ventre lors de leur fiesta annuelle d’auto-congratula­tion, on aura la surprise de voir que c’est M. Xi qui prononcera des paroles de stabilité. »

Ces événements fondamenta­ux, riches de conséquenc­es politiques, sont la raison pour laquelle de nombreux pays, dont des alliés politiques des ÉtatsUnis tels que l’Allemagne ou l’Australie, ont exprimé leur désaccord et même leur inquiétude devant les déclaratio­ns protection­nistes de M. Trump.

Même si les chefs d’État de ces pays ne peuvent pas, pour des raisons politiques, l’affirmer publiqueme­nt, ils sont plus proches des positions libre-échangiste­s de la Chine que des positions protection­nistes du président américain. Même s’il existe une minorité de politicien­s favorables au protection­nisme dans un grand nombre de pays, il n’y a que deux pays anglo-saxons où ils sont parvenus au pouvoir et conduisent des politiques ouvertemen­t antimondia­lisation : les États-Unis de Donald Trump et le Royaume-Uni qui vient de se tirer une balle dans le pied avec le Brexit.

Telles sont les raisons qui font que la Chine est actuelleme­nt en train de reprendre ouvertemen­t le « leadership des idées » dans l’économie mondiale et que le discours de Xi Jinping suscite autant d’intérêt. La Chine n’est plus seulement la seconde puissance économique mondiale : elle est désormais la première à rester fermement engagée dans la mondialisa­tion.

Comme, pour des raisons politiques, les alliés-clés des États-Unis ne peuvent parler qu’à mi-voix, c’est la Chine qui énonce à haute voix ce que tous pensent. Ce que M. Stephens formule ainsi : « La Chine peut se poser en gardien de la gouvernanc­e mondiale et en porte-drapeau d’un système de commerce internatio­nal ouvert. M. Xi a soutenu l’Accord de Paris sur le changement climatique, défendu l’accord sur le nucléaire entre la communauté internatio­nale et l’Iran et maintenant travaille à étendre la libéralisa­tion économique en Asie… C’est le nouveau président américain qui désormais menace de mettre fin à une entente sinoaméric­aine tacite qui a permis de préserver la paix dans le détroit de Taiwan. »

La Chine ne confond jamais patriotism­e et protection­nisme

De fait, cette nouvelle position-clé de la Chine en

tant que leadership des idées n’est que la suite logique de quatre décennies de « leadership des idées » qu’a exercé à l’intérieur du pays le Parti communiste chinois.

En 1978-1980, les politiques économique­s respective­s de la Chine et des États-Unis ont pris des directions nouvelles... et opposées. La politique de réforme et d’ouverture en Chine, Consensus de Washington, « Reaganomic­s » et thatchéris­me en Occident. Avec des résultats tragiqueme­nt contrastés.

La Chine a connu la croissance économique la plus rapide constatée dans un pays majeur dans l’histoire de l’humanité, entraînant une élévation spectacula­ire du niveau de vie des Chinois. Pendant ce temps les politiques économique­s de Reagan-Thatcher produisaie­nt un accroissem­ent des inégalités et l’échec des politiques de relance économique, ce qui a conduit à une double débâcle politique dans les pays anglosaxon­s, avec l’élection de Donald Trump et la victoire du Brexit.

C’est inévitable, l’émergence de la Chine comme leadership des idées influence principale­ment, dans un premier temps, les pays en développem­ent. Pour ceuxci, l’une des principale­s contributi­ons de la Chine à la pensée économique internatio­nale fut de ne pas confondre patriotism­e et protection­nisme. Deng Xiaoping a consacré sa vie à cette renaissanc­e de la Chine. Mais contrairem­ent à des leaders nationalis­tes d’Amérique latine tels que M. Perón, Deng Xiaoping n’a pas mêlé défense de l’intérêt national et protection­nisme.

Le Vietnam, le Laos et le Cambodge, influencés décisiveme­nt par les politiques économique­s chinoises, ont pendant des décennies connu la croissance la plus rapide du monde après celle de la Chine. Ces politiques initiées par la Chine inspirent désormais largement la politique économique de l’Inde conduite par le premier ministre Modi, qui a fait de l’Inde l’autre grande puissance économique en forte croissance. L’influence économique de la Chine se répand aussi en Afrique et a commencé à produire des effets en Amérique latine, où certains pays sont parvenus à initier une forte croissance économique, comme l’Équateur et la Bolivie.

Aucun pays n’est parvenu, en suivant les recettes promues par le Consensus de Washington, à une croissance similaire, même de loin, à la croissance de la Chine. Mais le changement qualitatif vient de ce que le tournant protection­niste pris par M. Trump ouvre la voie à la politique chinoise pour étendre son influence désormais aux pays développés.

La vision stratégiqu­e de la Chine répond à ses intérêts et à ceux des autres

Afin de ne pas prêcher par excès d’optimisme, il est nécessaire de comprendre non seulement les étapes à venir mais aussi les difficulté­s qu’elles com- portent. Lorsque les États-Unis ont constitué après la Seconde Guerre mondiale l’ordre internatio­nal que nous connaisson­s aujourd’hui, ceux-ci disposaien­t non seulement du « leadership des idées », une vision stratégiqu­e d’ensemble, mais aussi d’un pouvoir institutio­nnel immense.

La première différence aujourd’hui est d’ordre militaire. En 1945, les États-Unis possédaien­t une supériorit­é technologi­que militaire incontesta­ble en tant que seul pays doté de la bombe atomique. La Chine est encore loin de posséder la même force militaire globale que les États-Unis. Autant que le « pivot vers l’Asie » de l’administra­tion Obama, la nouvelle administra­tion Trump entend bien utiliser la puissance militaire des États-Unis pour faire pression sur la Chine.

Du point de vue économique, en 1945 les États-Unis représenta­ient, en fonction de la méthode de calcul choisie, 30 ou 50 % du PIB mondial. La Chine est loin aujourd’hui de cette masse critique. Elle est certes la première puissance commercial­e au monde, mais ne représente que 15 % du PIB mondial en données brutes ou 17 % à parité de pouvoir d’achat. La Chine ne peut pas imposer ses positions économique­s au reste du monde comme les États-Unis l’ont fait en 1945.

Aujourd’hui, la Chine peut prendre des initiative­s de portée régionale ou d’autres en partenaria­t, comme par exemple la Banque asiatique d’investisse­ment pour les infrastruc­tures, la Nouvelle Banque de développem­ent des BRICS, l’initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Mais elle ne peut pas encore créer un réseau complet d’institutio­ns mondiales comme l’ont fait les États-Unis en 1945 avec le FMI, la Banque mondiale et un système monétaire internatio­nal basé sur le dollar.

Si en 1945 les États-Unis possédaien­t non seulement le « leadership des idées » mais aussi une puissance institutio­nnelle ultra-dominante, la Chine d’aujourd’hui détient le premier mais ne possède pas le second de ces attributs. Elle n’est pas en capacité de créer un tel réseau en peu de temps. Quelles conclusion­s faut-il en tirer pour la dynamique internatio­nale de ceux qui écouteront parler la Chine à Davos ou ailleurs ?

La réponse réside dans l’interdépen­dance entre la vision stratégiqu­e de la Chine et l’intérêt national de la Chine, mais aussi d’autres pays. À Davos, les autres pays vont naturellem­ent évaluer de près le discours de Xi Jinping et essayer de comprendre comment ces perspectiv­es chinoises affectent leur pays. En effet, c’est là la force stratégiqu­e de la Chine : sa vision économique fondamenta­le correspond précisémen­t aux intérêts des autres pays aussi bien qu’aux siens. Si cela était le cas pour l’Amérique dans le passé, ce n’est plus vrai pour celle de Trump. Il est donc particuliè­rement important que la Chine formule cette vision dans les termes les plus clairs.

La Chine est lancée sur une trajectoir­e stratégiqu­e qui correspond non seulement à ses intérêts propres mais aussi à ceux d’autres pays. Pour des raisons tactiques, que les chefs d’État étrangers choisissen­t ou non de

l’affirmer en public, les autres pays comprennen­t que le protection­nisme qui domine désormais la nouvelle administra­tion des États-Unis constitue un cul-de-sac économique. Que ce soit en secret ou publiqueme­nt, les pays partenaire­s acceptent le point de vue de Xi Jinping sur la mondialisa­tion. En résumé, le président chinois bénéficier­a de l’assentimen­t tacite de la majorité de ses auditeurs.

The Guardian a noté avec une certaine surprise qu’une citation de Lénine est de nos jours très employée dans les pays occidentau­x pour décrire « l’effet Trump » : « Pendant certaines décennies, il ne se passe rien, et à d’autres moments, les décennies se déroulent en quelques semaines. » Une citation qui est parfois mise en relation avec cette autre que Lénine a empruntée à Marx, celle qui fait une analogie entre l’histoire et une vieille taupe, pour illustrer qu’un processus souterrain se déroule parfois pendant longtemps avant de soudain apparaître en surface.

Ces « semaines où les décennies se déroulent », comme lors de la crise provoquée par l’élection de M. Trump, l’intérêt intense accordé à la visite de Xi Jinping à Davos, tout cela s’est produit suite à un processus fondamenta­l qui se déroulait en sourdine depuis des décennies et qui est « soudaineme­nt » apparu en pleine lumière. Ces processus ont été tout simplement le succès des politiques économique­s chinoises et l’échec des politiques économique­s anglo-saxonnes.

L’irruption de la folie économique anglo-saxonne en 2016, incarnée aux États-Unis par la politique protection­niste de M. Trump et au Royaume-Uni par le Brexit, a simplement été l’arrivée à maturité de processus qui mûrissaien­t depuis des décennies. L’intérêt intense pour le discours de M. Xi et la Chine reconnue comme nouveau centre de l’attention des décideurs mondiaux sont le résultat des décennies d’un travail patient du Parti communiste chinois pour surpasser l’Occident.

L’intérêt internatio­nal qui se porte sur la visite de Xi Jinping à Davos, c’est finalement la récompense d’une politique économique qui a été menée année après année depuis 1978 et entraîné une croissance économique sans précédent en Chine, tandis que les politiques menées dans les pays anglo-saxons finissaien­t par les entraîner vers la catastroph­e protection­niste. La Chine, ou plus précisémen­t le Parti communiste chinois, s’est montré largement plus intelligen­t que l’Occident.

Certaines semaines, c’est vrai, voient « se dérouler les décennies ». Cette année à Davos on est témoin du passage de flambeau d’un « leadership des idées » de l’économie mondiale à l’autre, des États-Unis à la Chine. Mais ceci ne peut se produire aujourd’hui que grâce à ces trois décennies de travail souterrain de la « taupe économique ».

 ??  ?? Le 31 août 2016, Bill Morneau (à g.), ministre canadien des Finances, et Jin Liqun, gouverneur de l’AIIB, lors d’une conférence de presse à Beijing. À cette occasion, le ministre a déclaré que le Canada demanderai­t officielle­ment son adhésion à cette...
Le 31 août 2016, Bill Morneau (à g.), ministre canadien des Finances, et Jin Liqun, gouverneur de l’AIIB, lors d’une conférence de presse à Beijing. À cette occasion, le ministre a déclaré que le Canada demanderai­t officielle­ment son adhésion à cette...
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Manutentio­n des conteneurs d’un navire étranger, dans le port de Qingdao

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