China Today (French)

Vent d’Est « Fengshui : un art de vivre au présent » Quand le fengshui conquiert l’Europe...

- (France) CHRISTOPHE TRONTIN

Mondialisa­tion ne rime pas qu’avec américanis­ation : il y a aussi sinisation ! Au-delà des modes et des inventions d’Oncle Sam, omniprésen­tes dans bien des pays, les recettes de grand-père Confucius commencent à avoir le vent en poupe. Chaque mois, La Chine au

présent vous présente ces Européens qui vivent une passion chinoise.

La première chose qu’on remarque en rencontran­t Nicole, c’est son sourire radieux. Le sourire serein d’une personne qui a mis de l’ordre dans sa vie, qui a remis à plat les différents éléments de ses horoscopes chinois et européen, adouci les angles aigus et les coins contondant­s, aligné miroirs et plantes vertes, et dont les aquariums sont disposés de façon à laisser circuler le qi. Le qi, c’est... bon, reprenons les choses dans l’ordre.

Nicole avait commencé par se diriger vers une carrière musicale. École de musique, conservato­ire. Mais son destin prend une autre voie lorsqu’elle fait la connaissan­ce d’un Allemand, un certain Lothar, continuate­ur de cette lignée de gourous européens qui ont commencé, dans les années 70, à recevoir les enseigneme­nts du lama Karmapa au Tibet. Elle est tout de suite éblouie, fascinée, et en même temps elle a le vertige devant cette fenêtre qui s’ouvre sur des perception­s nouvelles. Le vrai bouddhisme n’est pas politique, ni même religieux, dit-elle : ce sont des pratiques millénaire­s qui se sont transmises jusqu’à aujourd’hui.

Elle se lance dans une digression. Elle m’apprend qu’en Chine, le taoïsme a été structuré par l’influence du bouddhisme, que le fengshui se trouve à la croisée de ces deux mouvements. Le fengshui lui même comprend toute une série de discipline­s qui se divisent en « discipline­s yin » (magie, rituels funéraires, communicat­ion avec les défunts) et « discipline­s yang » (géomancie, horoscopes, divination, éveil).

Une école en mutation

D’ailleurs son évolution s’est poursuivie depuis. À la fin du XXe siècle, le bouddhisme tibétain s’est globalisé suite à l’afflux des soixante-huitards new-age vers les hauts plateaux himalayens. Quelques lamas ont vu dans ces étrangers l’opportunit­é de diffuser leur message sur d’autres continents. Autres cultures, autres lectures. Rien de commun a priori entre la méditation solitaire des ermites himalayens et le culte de la performanc­e des Occidentau­x ? Américains et Européens séduits par ces préceptes anciens ont dû les réinterpré­ter un peu, comme Lothar Bayer qui s’en est inspiré assez librement pour former une nouvelle philosophi­e plus adaptée à la vie moderne. L’ascétisme des montagnard­s a fait une place aux préoccupat­ions matérielle­s, donnant finalement naissance à la philosophi­e utilitaire et individual­iste prônant le respect de soi et le développem­ent personnel que nous connaisson­s. C’est ainsi qu’est né le fengshui à l’occidental­e.

On ne s’improvise pas du jour au lendemain experte en fengshui. Nicole est bien sûr passée par le parcours initiatiqu­e et une formation particuliè­rement ardue basée sur l’observatio­n puis la pratique. Elle s’est d’abord rendue en Malaisie où, pendant trois semaines, elle a alterné les cours théoriques et les exercices d’applicatio­n. Exemple d’exercice : on vous

désigne un bâtiment dans la ville, et vous disposez d’une journée pour l’étudier. Le soir, chaque élève présente à ses condiscipl­es ses observatio­ns et ses conclusion­s, sous la supervisio­n critique du professeur. À la fin du stage, un examen sanctionna­it les connaissan­ces acquises. En Asie, en Europe, aux États-Unis, Nicole a enchaîné les séminaires et les formations de ce genre avant de se lancer dans la vie active.

« C’est en forgeant qu’on devient forgeron »

« Les séminaires ne sont pas tout, il faut un jour voler de ses propres ailes, explique-t-elle avec un sourire. Bien sûr, au début, on hésite, on se demande si on a vraiment les compétence­s. J’ai commencé par donner des conseils à mes amis, puis à des amis d’amis. J’ai appris à facturer mes services, c’était une partie importante de notre formation, car un conseil donné en l’air, c’est du vent. » Au début, évidemment, on hésite à demander des sommes importante­s. Et puis avec la pratique vient l’assurance, et les tarifs augmentent. À en juger par son appartemen­t spacieux et luxueux, situé dans un quartier agréable de la capitale européenne, agrémenté d’une cascade qui murmure dans l’entrée, on se doute qu’elle ne se contente pas d’un pourboire.

Pas besoin de tomber dans le mysticisme. Nicole explique bien que la source de tous ces principes millénaire­s réside dans notre façon de fonctionne­r, dans l’interactio­n corps-esprit. « Lorsque vous agencez votre espace de travail, arrangez-vous pour que votre siège soit dos au mur, et faites en sorte de faire face à la porte. Tout cela découle de notre atavisme : comme nous n’avons pas d’yeux dans le dos, notre organisme mobilisera inconsciem­ment nos autres sens pour surveiller le passage où quelque menace peut apparaître, d’où difficulté à se concentrer, et donc à travailler efficaceme­nt. »

« Je m’occupe de deux à trois clients par jour. Ça semble peu, mais c’est une charge de travail conséquent­e si on veut le faire correcteme­nt. Demander au client un plan des lieux, étudier les flux d’énergie. Visiter les locaux, réfléchir, voir avec l’intéressé ses préférence­s et ses priorités. »

La philosophi­e chinoise ancestrale affirme que l’orientatio­n d’un bâtiment et son aménagemen­t influencen­t l’énergie qui y circule et par là même le bien-être, la santé et la prospérité de ses occupants. Je me perds un peu lorsqu’elle attaque des explicatio­ns plus techniques. Ainsi que le Dao, le fengshui s’étend à tous les aspects de la vie. La branche astrologiq­ue cherche à déterminer les moments favorables ou défavorabl­es à telle ou telle activité. La branche la plus connue chez nous est celle de la géomancie qui s’attache aux emplacemen­ts des bâtiments et des aménagemen­ts intérieurs. « Évidemment, un bâtiment en coin qui pointe vers votre fenêtre vous mettra mal à l’aise. À force, il minera votre moral et pourra entraîner des affections que la médecine ne saura pas expliquer », affirme-t-elle en pointant une fourchette vers mon visage. « Sentezvous le malaise que je crée en prenant une posture menaçante telle que celle-ci ? Combien de temps pouvez-vous supporter ça avant de réagir ? C’est pareil avec les bâtiments... »

Appliquer les principes du fengshui, c’est se débarrasse­r du superflu pour reconquéri­r l’espace. L’harmonie d’un domicile, cela s’apprend, cela s’organise, cela s’entretient. « Il faut libérer les lieux de passage, à commencer par l’entrée. Trier, jeter, ranger. Il en va des objets comme des amis : il ne faut conserver que ceux qui vous sont agréables ou nécessaire­s. » Le fengshui, une spécialité qui englobe bien des discipline­s, depuis la psychologi­e jusqu’à l’architectu­re d’intérieur.

Et de me raconter sa première expérience concluante. « C’était une entreprise de recyclage des métaux. La visite du site avait été impression­nante : on fait difficilem­ent mieux dans le genre ‘‘infraction à toutes les règles de circulatio­n du qi”! » Comment créer un cadre agréable et propice au travail, lorsque l’entreprise se trouve dans une zone industriel­le, que des piles de ferraille rouillent de partout, et que les bureaux, sombres, se trouvent dans un container aménagé qui sent mauvais ? En tournant la situation à son avantage. En créant une toute petite oasis paradisiaq­ue au milieu de cet enfer. Le cadre cauchemard­esque mettra en valeur comme un écrin le bureau fonctionne­l, débarrassé de tout superflu. Éclairage d’ambiance, plantes vertes, petite fontaine d’intérieur... l’ambiance change du tout au tout. Nicole me révèle sans fausse modestie que la PME de l’époque est désormais l’un des leaders du secteur.

Elle garde le secret sur ses tarifs, précisant juste qu’au début, ses cachets se chiffraien­t en centaines d’euros, et maintenant en milliers. « Lorsqu’un client me semble intéressan­t mais qu’il ne dispose pas d’un budget suffisant, je lui recommande un spécialist­e aux tarifs moins élevés. Cela peut l’aider à résoudre une partie des problèmes, le sensibilis­er au fengshui. » Et d’ajouter : « Le consultant n’est pas simplement un oracle qui dicte ses quatre volontés à un client passif, il recherche avec lui les solutions optimales. Parfois, il faut se casser la tête pendant plusieurs jours, trouver une approche créative, inventer des techniques jamais essayées. C’est passionnan­t ! La plupart des clients reviennent me voir, un mois ou un an plus tard, pour d’autres projets. Une fois amélioré leur bureau, certains souhaitent travailler sur leur domicile. Ou inversemen­t. D’autres arrivent avec un projet immobilier pour me demander d’examiner leurs esquisses et leurs plans d’aménagemen­t. Ou alors, ils souhaitent acquérir un appartemen­t et veulent un état des lieux du point de vue du fengshui. »

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L’orientatio­n de la maison et l’aménagemen­t intérieur sont étudiés dans le fengshui.
 ??  ?? Un instrument de fengshui en bois datant de la dynastie des Qing (1644-1911)
Un instrument de fengshui en bois datant de la dynastie des Qing (1644-1911)
 ??  ?? Un tableau de fengshui sur les huit trigrammes dans le bouddhisme tibétain
Un tableau de fengshui sur les huit trigrammes dans le bouddhisme tibétain

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