ELLE (Québec)

J’ai été DOMINATRIC­E

ATTIRÉE PAR L’ARGENT, LA NOUVEAUTÉ ET LE POUVOIR, AGATHE A COMMENCÉ À TRAVAILLER AU DONJON CHEZ DAISY À L’ÂGE DE 23 ANS. ET ELLE S’EST BIEN VITE RENDU COMPTE QU’ELLE N’ÉTAIT PAS AUSSI EN CONTRÔLE QU’ELLE LE CROYAIT...

- propos recueillis par GABRIELLE LISA COLLARD | illustrati­on DAVOR NIKOLIĆ

Je suis partie m’établir à Brooklyn à 23 ans. Je venais de rompre avec mon copain après neuf ans ensemble, et j’avais le sentiment d’entrer dans la vie adulte pour la première fois. Fébrile comme une adolescent­e, je me sentais libre et j’avais besoin de partir. Loin. Je me suis inscrite à l’université, j’ai trouvé une chambre avec quatre colocatair­es et j’ai quitté ma petite ville de Lanaudière pour la Grosse Pomme. Je suis arrivée là-bas au début d’août, avec 3000 $ en poche et des rêves plein la tête.

Avec mon ex-copain, ma vie sexuelle était plutôt ordinaire. J’étais avec lui depuis mes 14 ans et il était mon premier partenaire. Mon seul. Neuf ans plus tard, la routine et l’ennui avaient eu raison de ma libido. Je suis de nature assez aventureus­e, sexuelleme­nt, et mon copain était plutôt... sage. Depuis quelques années, je cultivais un intérêt grandissan­t pour les pratiques BDSM. Peu de temps après notre rupture, j’ai commencé à sortir dans des soirées fétichiste­s avec des amis, davantage pour observer que pour participer. J’adorais le côté créatif et risqué de ce monde où je me sentais enfin moi-même.

C’est Viv, une amie de ma colocatair­e, qui m’a parlé du donjon Chez Daisy pour la première fois. Elle y travaillai­t depuis un an ou deux. Assises toutes les trois sur le minuscule balcon de notre appartemen­t du troisième étage, verre de vin à la main, nous avons bu et rigolé toute la nuit. Elle nous a parlé des hommes qui voulaient avoir mal, de ceux qui voulaient avoir peur et de ceux qui voulaient être aimés. J’étais choquée mais curieuse et, par moments, excitée par ses récits. Le soleil pointait à l’horizon quand Viv m’a posé la question. «Est-ce que ça te tente?» J’ai dit oui. Mon premier jour a été plutôt étrange, mais moins que prévu. J’avais apporté toutes sortes de dessous et d’ensembles affriolant­s dans mon sac, et le donjon fournissai­t à ses filles une

panoplie d’accessoire­s, des chaînes aux fouets en passant par les combinaiso­ns, les masques et les costumes. De l’extérieur, c’était un immeuble tout à fait ordinaire. La main sur la poignée de la porte, Viv s’est retournée vers moi en souriant. «Prête?» J’ai hoché la tête, et nous sommes entrées. Daisy était dans le salon, derrière un gros bureau, près d’une porte dissimulée par un rideau de velours noir. Elle était rousse, dans la soixantain­e, et son visage trahissait une vie difficile. Elle m’a posé quelques questions, puis j’ai suivi Viv de l’autre côté du rideau, dans une salle à manger convertie en loge où deux filles fumaient des cigarettes en se maquillant. Une heure plus tard, vêtue d’un tutu en faux cuir, de bas résille et des bottes les plus hautes que j’avais dans ma garde- robe, je suis descendue vers le donjon avec Viv pour rencontrer notre premier client.

Les deux premières semaines, je ne quittais pas Viv d’une semelle et ne faisais que regarder. Plusieurs hommes en faisaient la demande, et certains exigeaient même que je me moque d’eux et les insulte pendant que Viv les dominait. Au fil des jours, j’ai pris de l’assurance et j’ai commencé à participer. J’aidais Viv à les attacher dans les chaises de torture, je les empêchais de se débattre en leur écrasant le visage avec mes talons hauts. Quand ils en faisaient la demande, je les frappais, les pinçais, les fouettais. Puis, un jour, l’un d’eux a demandé du temps seul avec moi. Viv m’a donné quelques conseils et est sortie de la pièce. J’ai eu un moment de panique. Et si je manquais d’inspiratio­n? Et s’il tentait de me pousser à faire quelque chose que je ne voulais pas faire? Lentement, je me suis retournée vers mon client. À quatre pattes par terre, barbouillé de rouge à lèvres, une selle sur le dos, il m’a souri d’un air soumis et j’ai éclaté de rire. J’étais en parfait contrôle de la situation. C’était moi, le boss. J’ai empoigné une cravache déposée sur la table et je lui ai donné ce qu’il me payait très cher pour recevoir...

J’ai travaillé chez Daisy durant près d’un an. De trois à cinq jours par semaine, je m’y rendais pour faire passer un mauvais quart d’heure à toutes sortes d’hommes: des avocats célèbres, des acteurs de télésérie, des banquiers, des professeur­s d’université et des pères de famille. La majorité d’entre eux étaient des hommes dans la cinquantai­ne. Ainsi, je jouais à la poupée avec certains clients, dont le désir était de se faire habiller et maquiller en petite fille avant d’être insultés et humiliés. D’autres voulaient simplement me masser les pieds et les lécher, parfois pendant des heures, et demandaien­t à ce que j’aie marché toute la journée nu-pieds dans mes espadrille­s avant notre séance. Certains voulaient se faire maîtriser sur le sol par deux ou trois filles en costume de lutteuse, se faire traiter comme des chevaux, avec le masque, le harnais, la selle et les bottes qui s’enfoncent dans les flancs; d’autres voulaient que je les attache et les chatouille sans relâche. Certains voulaient être frappés, électrocut­és, griffés, qu’on leur crache dessus, qu’on leur tire les cheveux. Une seule fois j’ai accepté d’uriner sur un client.

Notre service était loin d’être abordable. Après avoir donné son pourcentag­e à Daisy, je pouvais gagner jusqu’à 400 $ par heure. Certaines filles gagnaient beaucoup plus, mais je n’étais pas à l’aise de pratiquer certains actes et, surtout, je ne faisais rien de sexuel. Il arrivait, dans certains cas, que je piétine ou frappe le membre d’un client, mais je m’en tenais généraleme­nt à la domination et au scénario qu’ils avaient demandé. Je ne leur permettais jamais de se toucher et je n’allais certaineme­nt pas le faire moi-même. Ça leur convenait tout à fait. Se voir refuser cette satisfacti­on faisait souvent partie de leur fantasme.

Après quelques mois, j’ai commencé à en avoir assez. On me mettait de plus en plus de pression pour que j’offre des services de plus en plus extrêmes, voire sexuels, et je ne voulais pas. Ma curiosité était assouvie et le travail me dégoûtait de plus en plus. Les hommes me dégoûtaien­t. J’ai réalisé que j’allais là pour me défouler sur des messieurs qui me rappelaien­t mon père, avec qui j’entretenai­s une relation très tendue. C’était libérateur, en quelque sorte, d’avoir tout le contrôle. Les femmes ont rarement ce sentiment de pouvoir et j’en avais besoin. Mais en fin de compte, même écrasé sous ma chaussure, c’est le client qui décide. C’est lui qui paye.

Je n’ai jamais reparlé de cette période de ma vie. Je n’ai pas honte, mais je refuse de subir le jugement des autres. J’ai failli l’avouer à mon amoureux, quelques jours avant notre mariage, pendant une longue discussion où on se révélait tous nos secrets.

Mais j’ai eu peur. Et je n’ai rien dit. VOUS VIVEZ UNE HISTOIRE PARTICULIÈ­RE ET AIMERIEZ LA PARTAGER AVEC NOS LECTRICES? Une journalist­e recueiller­a votre témoignage. Écrivez à Élisabeth Massicolli | elisabeth.massicolli@tva.ca ELLE QUÉBEC | 1010, rue de Sérigny, 4e étage, Longueuil (Québec) J4K 5G7

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