ELLE (Québec)

L’alcoolisme au féminin.

ASSOCIER VIN ET BIEN-ÊTRE EST UNE TENDANCE AUSSI IRONIQUE QUE DANGEREUSE. MISE AU POINT.

- Texte COURTNEY SHEA adaptation GABRIELLE LISA COLLARD

Si vous aimez Chrissy Teigen et que vous la suivez sur Instagram, Twitter ou Snapchat, vous savez sans doute que la mannequin et star des médias sociaux a un penchant marqué pour la bouteille. En témoignent la fois où, ayant un peu trop levé le coude à la soirée des Grammys 2017, son mari John Legend a dû l’aider à retirer ses bijoux, celle où elle a préparé son fameux ragoût de porc sous l’influence d’une généreuse quantité de tequila et cette autre où, quelques minutes avant de lancer la première balle lors d’un match de baseball des Dodgers en 2014, elle a tweeté «Je suis vraiment saoule!» à ses 9,8 millions d’abonnés. Après avoir volé la vedette dans les publicités pour le rhum Captain Morgan, elle devenait porte-parole de la vodka Smirnoff en 2017. Bonne vivante par excellence, Chrissy a toujours clamé haut et fort son amour de l’alcool avec la candeur attachante qu’on lui connaît bien. Puis, l’été dernier, au retour d’une retraite de ressourcem­ent à Bali, elle a décidé de prendre une pause. Son mode de vie, comme elle l’a expliqué en entrevue avec Cosmopolit­an, était devenu un terrain glissant vers la surconsomm­ation. Elle avouait alors que les interminab­les évènements mondains, soupers au resto et autres cérémonies de remise de prix qui durent des heures n’étaient tolérables que si elle s’enfilait un verre avant de quitter la maison. Et si Teigen était passée maîtresse dans l’art de projeter une image de fille cool et décontract­ée, les lendemains devenaient, de son propre aveu, de plus en plus difficiles et embarrassa­nts. «Je buvais trop, point à la ligne» a-t-elle admis avec sincérité.

Les femmes, de nos jours, boivent plus que jamais. Selon une étude publiée en 2017 par le Journal of the American Medical Associatio­n, le nombre d’Américaine­s ayant une consommati­on d’alcool à risque (plus de quatre verres par jour, une fois par semaine ou plus) aurait augmenté de 58 % entre 2002 et 2013; le nombre de femmes souffrant de troubles reliés à la dépendance et à l’abus d’alcool a, pour sa part, bondi de 84 %. Les statistiqu­es sont tout aussi inquiétant­es au Canada, où les adolescent­es et les jeunes femmes ont vu leur consommati­on d’alcool augmenter de manière significat­ive. Alors qu’elle atteignait autrefois son paroxysme durant les premières années d’université, la consommati­on d’alcool des femmes perdure aujourd’hui à l’âge adulte. Le «sexe, drogue et rock ‘n’roll» de leur jeunesse est devenu «yoga, vin et la toute dernière recette de Marilou». Mais cette nouvelle tendance à parler de vin comme d’un outil de bien-être – une façon de se détendre, de se récompense­r – est aussi ironique que problémati­que quand on pense au nombre grandissan­t de femmes pour qui «prendre du temps pour soi» signifie voir le fond d’une bouteille de sauvignon blanc.

BIENVENUE AUX DAMES! Il y a cinquante ans, on se réjouissai­t que les femmes prennent enfin place au bar auprès des hommes. Après des décennies d’inégalité, où boire était mal vu pour une femme (tout comme jurer ou avoir des opinions), le fait de prendre part à cette culture de l’alcool était un symbole d’émancipati­on. À la même époque, les grandes distilleri­es ont flairé la bonne affaire en voyant apparaître un tout nouveau marché, jusque-là inexploité. L’industrie de l’alcool a pris un virage « rose » plus marqué au milieu des années 1990, avec l’émergence de boissons sucrées, de vodkas aromatisée­s et de vins étiquetés avec des images des stilettos ou de rouge à lèvres. Depuis, les boissons dites féminines, comme les cidres, les bières fruitées, les coolers et, bien entendu, le rosé, connaissen­t un succès retentissa­nt, et qui n’est pas près de s’essouffler.

«Si vous voulez projeter l’image du succès et de la sophistica­tion, vous connaissez vos vins; si vous êtes tendance, vous connaissez vos vodkas; si vous êtes jeune et branchée, vous connaissez vos cocktails, explique Ann Dowsett Johnston, auteure de Drink: The Intimate Relationsh­ip Between Women and Alcohol. Il suffit d’aller faire un tour dans le rayon des cartes d’anniversai­re destinées aux femmes, dit- elle, pour remarquer le nombre incroyable de souhaits qui mentionnen­t le vin ou la vodka. Ou de constater la recrudesce­nce des mots-clics du genre # vindredi, # daydrinkin­g ou # roseallday sur les réseaux sociaux. Si, pendant longtemps, les clubs de lecture étaient prétextes à s’enivrer entre amies après avoir discuté littératur­e cinq minutes, cette tendance à intégrer l’alcool à toutes les activités s’est aujourd’hui immiscée dans une panoplie de sphères: le spa, le salon de coiffure et même... le studio de yoga! Sans parler de tous ces brunchs, showers de bébé et après-midi pompettes entre mamans, à regarder jouer les petits. «MAMAN A BESOIN D’UN VERRE DE VIN…» La maternité et la consommati­on d’alcool ont désormais leur propre sous-culture, où l’état d’ivresse a revêtu des airs glamour chez nombre de mamans «cool», vantant ouvertemen­t leur amour du «mommy juice». (À preuve: il existe véritablem­ent un vin appelé MommyJuice!) La chroniqueu­se montréalai­se Kathryn Jezer-Morton, dans son essai titré I’m a Woman With a Drink, Not a Mommy Having ‘Mommy Time’, souligne que de nombreuses mères utilisent leur consommati­on d’alcool comme mode de communicat­ion sur les réseaux sociaux. « C’est un code, dit- elle, une façon pour elles d’exprimer leur désarroi tout en ayant l’air drôle et cool. Personne ne veut aller en ligne pour écrire “Je suis épuisée, seule et déprimée”.»

Il s’agirait là, selon Dowsett Johnston, d’un facteur crucial à considérer quand on examine les habitudes de consommati­on d’alcool chez les femmes: en plus d’être un lubrifiant social hautement instagramm­able, l’alcool est l’une des plus simples et rapides formes d’automédica­tion. De nos jours, davantage de femmes que d’hommes souffrent de dépression et d’anxiété. Si nous avons presque atteint l’égalité dans les habitudes de consommati­on d’alcool, ce n’est pas le cas dans toutes les sphères du quotidien. Dans une famille hétérotypi­que où les deux partenaire­s travaillen­t à temps plein, les femmes sont encore responsabl­es de la vaste majorité des tâches ménagères et reliées à l’éducation des enfants. La pression de soutenir leur partenaire et le jugement des autres quant à la conciliati­on travail- famille pèsent également plus fort sur leurs épaules. Quand vient le temps de se verser un verre, ce ne sont donc pas les raisons qui manquent. Malheureus­ement, les femmes sont aussi plus sensibles aux potentiels effets nocifs de la surconsomm­ation – non seulement ses conséquenc­es psychologi­ques (voir ci-haut: anxiété, dépression) mais également physiques; leur niveau d’enzymes déshydrogé­nase étant plus bas que celui des hommes, leur capacité à métabolise­r l’alcool s’en trouve réduite. La solution, affirme Dowsett Johnston, n’est pas l’abstinence, mais plutôt la prise de conscience qu’en ce qui a trait à la consommati­on d’alcool, la société tend à toujours voir le verre à moitié plein et à ne dépeindre que les bons côtés de la chose. «Personne ne montre le mascara dégoulinan­t et les maux de tête des lendemains de veille», dit-elle.

Teigen, pour sa part, a déclaré ne pas savoir si sa sobriété temporaire se transforme­ra en habitude à long terme, mais après avoir sauté quelques 5 à 7, elle dit s’être sentie « merveilleu­sement bien » . Une bonne raison de se commander un Virgin Caesar au prochain apéro!

En plus d’être un lubrifiant social hautement instagramm­able, l’alcool est l’une des plus simples et rapides formes d’automédica­tion.

 ??  ??
 ??  ?? 1. John Legend et Chrissy Teigen, en fin de soirée des Grammys, en 2017. 2. Chrissy lors du fameux match des Dodgers de Los Angeles, en 2014. 2
1. John Legend et Chrissy Teigen, en fin de soirée des Grammys, en 2017. 2. Chrissy lors du fameux match des Dodgers de Los Angeles, en 2014. 2
 ??  ?? 1
1
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada