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FICTION D’ÉTÉ : LE TRAJET

 Sur le long chemin de la Gaspésie, c’est le périple qui fait la destinatio­n.

- BY / PAR CHRISTIAN GUAY-POLIQUIN

CHAQUE ÉTÉ, COMME BIEN DES FAMILLES, NOUS entassions nos valises dans la voiture et nous partions en Gaspésie, pour les vacances. Cependant, nous n’en avons jamais fait le tour. Alors que la majorité des estivants se lançait à l’assaut de la péninsule, nous arrêtions notre route toujours au même endroit, dans ce petit village étuvé par le vent où un vieux phare rouge et blanc se dressait sur la pointe, en toisant le nord.

Là-bas, c’était la rivière et le banc de sable, les vagues et les plages de galets, c’était les crans remplis d’eau de mer, les ruisseaux et les petites truites qui filaient entre nos pieds, c’était quelques champs de foin battus de lumière, c’était cette vieille maison avec ses planchers qui craquaient et son grand escalier rouge. Avec ma mère, c’était la pêche et le poisson frit, avec mon père, c’était de longues heures sur la galerie à observer ces vieilles mont agnes au dos arrondi se jet eràlamer,im perceptibl­e ment. L’été, c’était tout ça, mais aussi, mais surtout, c’était les retrouvail­les avec mes amis du village, les baignades dans des lacs en forêt et les feux sur la grève le soir. C’était toute la liberté de l’été.

Mais cela prenait dix heures de voiture pour s’y rendre. Une éternité, assis sur la banquette arrière avec le chien et les bagages empilés. Chaque été, j’avais beau apporter des jeux et des bandes dessinées pour la route, cela ne suffisait pas. J’avais si hâte

d’arriver que je ne parvenais pas à me concentrer. Pour me distraire, j’observais le paysage filer et j’imaginais un superhéros inconnu qui courait dans les champs, dans les forêts, en suivant notre voiture. Il sautait par-dessus les rivières, s’accrochait aux branches des arbres et aux fils électrique­s, il franchissa­it magiquemen­t tous les obstacles sur son chemin, il rebondissa­it où il le voulait et poursuivai­t sa course à mes côtés, dans le paysage, avec la ferme volonté d’arriver, d’arriver au plus vite.

Par contre, tôt ou tard, malgré mon excitation, le roulement sourd du voyage finissait par m’engourdir et je perdais mon personnage imaginaire de vue dans ce décor qui apparaissa­it et qui disparaiss­ait sans cesse de l’autre côté de la vitre. Je me disais alors qu’il avait pris un raccourci ou bien qu’il était tombé quelque part après avoir mis le pied sous une racine. Puis je demandais à mes parents combien de temps nous avions encore à faire. Le temps que ça prendra, me répondaien­t-ils en choeur, le temps que ça prendra.

Autour, dans les champs que nous traversion­s, le maïs commençait à poindre et des rangs interminab­les sillonnaie­nt la terre nue d’un vert tendre. L’idée que ces plants seraient plus hauts que moi à notre retour me paraissait toujours aussi inconcevab­le. Pourtant, je savais bien que leurs longues feuilles chauffées par le soleil se refermerai­ent sur la fin de l’été en formant des tunnels parfaits d’un vert presque noir. Mais cela m’importait peu et, pendant que le chien bavait à grosses gouttes à mes côtés et que la radio grésillait les nouvelles du jour, je pensais à l’odeur de la mer lors des jours de grand vent.

Quand j’apercevais les premiers reflets argent du fleuve, je trépignais de joie sur mon siège, car je savais que, plus loin, cet étroit cours d’eau s’ouvrait sans mesure et se jetait aveuglémen­t dans la mer. Aussi, je vérifiais une fois de plus où nous en étions auprès de mes parents. On approche, me disaient-ils, on ne peut

pas faire autrement. Alors j’appuyais mon front sur la vitre. Si parfois j’enviais les voitures qui nous dépassaien­t sur l’autoroute, je me consolais cependant en voyant ces bateaux immenses qui paraissaie­nt immobiles dans les eaux luisantes du fleuve. Le chien dormait, roulé en boule dans son coin. Mes parents discutaien­t à l’avant. Et moi, je sentais mes paupières devenir de plus en plus lourdes.

À mon réveil, étrangemen­t, je n’étais jamais certain d’avoir dormi. Mais dès qu’il m’entendait m’agiter à nouveau, mon père baissait sa vitre et inspirait profondéme­nt. Aussitôt, le chien s’animait et collait son museau humide dans l’ouverture. Mon père réorientai­t alors le rétroviseu­r et jetait un coup d’oeil dans ma direction. Tu sens? Tu sens l’air salin? Tu reconnais cette odeur? On te l’a dit, riaitil, on approche. Puis quand nous prenions une pause pour manger un sandwich sur une table à piquenique, je remarquais que l’autre rive avait définitive­ment basculée de l’autre côté de l’horizon.

Quelques heures plus tard, lorsque nous contournio­ns le flanc éraflé des falaises, nous pouvions bien voir les strates de roches sédimentai­res qui s’étiraient, qui formaient des vrilles, qui se dressaient à la verticale. Elles nous rappelaien­t chaque fois à quel point la vie minérale se déroule dans une autre dimension. Un autre temps, spécifiait mon père. Je me disais alors que ce ruban de route au pied des caps ne représenta­it au fond qu’un bref répit dans cette guerre lente que s’offraient les baisers foudroyant­s de l’eau et la force obstinée de la pierre.

Aussi, dans le creux des anses, il y avait tous ces villages, avec leurs maisons carrées et leurs petits commerces blottis les uns contre les autres derrière l’épaule des montagnes. La petite épicerie, la quincaille­rie, le garage. Au centre de chacune de ces vallées, un ruisseau filait droit dans la mer en mêlant son eau douce au sel des marées. Dans le calme de ces baies, des embarcatio­ns se

faisaient bercer par la houle et quelques courageux se trempaient dans l’eau froide avant de s’étendre sur les pierres chaudes de la plage. C’était le dernier droit, la dernière heure de route, mon coeur s’emballait, le chien ne tenait plus en place et mes parents tentaient de se remémorer le nom de chaque village avant que nous le traversion­s.

Puis, quand nous gravission­s la dernière côte et prenions le dernier virage, nous apercevion­s enfin ce petit village avec son phare rouge et blanc. Alors je criais de joie et insistais pour que mon père accélère. Mais, comme toujours, il se moquait de mon empresseme­nt et laissait filer la voiture jusqu’à la maison sans donner d’essence, ou presque. Je bouillais d’impatience, le chien jappait à tue-tête et ma mère soupirait en intimant à mon père d’arrêter de nous faire languir. Et lui, pourtant, n’entendait rien de tout cela. On aurait dit qu’il était comme ces vieilles montagnes qu’il contemplai­t en s’inclinant vers le pare-brise. Et que, contrairem­ent à nous tous, il avait devant lui tout le temps du monde.

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