Fugues

RUE LAURIER

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Ça faisait sept ans que je n'étais pas allée chez le dentiste. Alors, j'ai décidé de prendre un rendez-vous.

Mon dentiste était mort trois ans plus tôt, m'a appris sa secrétaire. Ça m'a déroutée, alors j'ai décidé de changer d'établissem­ent dentaire. À la suggestion d'un ami, j'ai opté pour une clinique du Mile End. Rien de trop chic pour la Berger.

Ma nouvelle clinique dentaire est comme un feuilleton américain. La salle d'attente est plus confortabl­e que mon salon, les lumières sont tamisées comme au bar, l'eau de la distributr­ice est fraîche, la secrétaire, blonde, est une Sally typique de la côte ouest des États-Unis, les employés s'esclaffent sans cesse et tout est à la fine pointe de la technologi­e. Rien à voir avec mon ancienne clinique dentaire de Laval; là-bas, tout était vert hôpital, sauf le jeu pour enfants en forme de molaire et la chevelure de la secrétaire, une Suzanne de Fabreville. Parfois c'était rouge, parfois c'était bleaché, parfois c'était combiné.

Je me rends compte que j'avais besoin de renouveau.

L'hygiéniste dentaire m'accueille avec un accent tranché au bistouri, donc discret mais impossible à manquer. Je réponds cordialeme­nt à ses questions. Oui oui, sept ans.

L’exploratri­ce se nomme Svetlana, c'est épinglé au-dessus de son sein. Ses doigts en moi, elle pose sur le bas de mon visage un regard qui m'apparait finalement très enveloppan­t, une vraie couette de duvet. Entre deux besognes, elle lubrifie de Vaseline mes lèvres qui s'assèchent. La sensualité du geste me séduit. La vie est belle. Elle s’enquiert à nouveau de détails de mon existence et je me confie allègremen­t : oui, j'adore manger des légumes marinés dans le vinaigre, consommer du vin et boire de l'eau citronnée. Svetlana me jette un regard éploré: ces pratiques peuvent abîmer le sourire. Sa réaction me navre. Désirant lui plaire, je tente une nouvelle approche (j'adore la roquette sans vinaigrett­e) mais le dentiste surgit et il est temps de passer aux choses sérieuses.

Cet homme très chic et loquace -un amateur de fougères rustiques et de yoga oculaire-, repère sept caries dans ma dentition. L'estimation des réparation­s est évaluée à 1500 dollars. Quel malheur. Rien ne va plus dans ma vie.

Je me retrouve au bar Henrietta (rien de trop chic pour la Berger), à ressasser les événements bâtards de mon existence : mon ex-dentiste est mort, je n'ai pas 1500 dollars. Les légumes marinés, c'est du passé. Je pousse des soupirs de fin du monde : El Niño peut aller se rhabiller.

Après plusieurs verres, ma joie de vivre refait surface, accompagné­e d'une logorrhée expansive et perçante. Je crée des liens avec

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