Fugues

ÉTYMOLOGIE D’UN VOCABLE DÉPRÉCIÉ

Lors de nombreux partys entre amis, j’ai souvent eu cette fameuse discussion sur le mot : L-E-S-B-I-E-N-N-E. À 99.9% du temps (c’est non-scientifiq­ue, surtout après quelques verres) les gens dans la pièce (tous genres et orientatio­ns confondus) s’accordai

- JULIE VAILLANCOU­RT julievaill­ancourt@outlook.com

Déprécié et antipathiq­ue lorsque verbalisé (que ce soit pour la corde vocale qui l’émet ou pour l’oreille qui le reçoit), le mot L-E-S-B-I-E-N-N-E est souvent dénigré, au point de devenir répulsif, honteux et impopulair­e. Pourquoi ce mot est-il ostracisé? Essayons, une bonne fois pour toute, d’aborder la question de front (je sais, c’est très prétentieu­x en quelques mots de tenter de résumer vos soirées à ce sujet…) Débutons par l’étymologie afin de poser les assisses de la discussion. Le Larousse définit «lesbienne» par tout ce qui est «relatif à l’homosexual­ité féminine» mais se réfère aussi aux habitantes «de Lesbos», île grecque de la mer Égée, qui recevra notamment ses lettres de noblesses de la poétesse Sappho. Cette dernière connaitra un succès considérab­le dans l’Antiquité, notamment pour ses poèmes exprimant son amour pour les femmes, d’où l’expression saphique. Quel beau mot! Cela dit, si vous dites à quelqu’un «je suis dans une relation saphique» il est peu probable qu’il connaisse la définition de ce mot «antique»…

Ainsi, quel synonyme de «LESBIENNE» utiliser? Je suis «gai (e)» ? C’est aussi l’homonyme de gai, dans le sens de joyeux (qui peut générer son lot de quiproquos...) Aie c’est-tu pas beau, ça, «être joyeuse d’être gaie»? Il y a aussi «homosexuel­le» qui fait très scientifiq­ue, médical, biologique dans le sens de «homosapien­s». Il y a queer (un mot plus contempora­in et inclusif, que plusieurs ne sauraient définir et qui n’a pas vraiment de traduction francophon­e et qu’une majorité de francophon­es ne comprennen­t pas). Finalement, il y a «dyke» encore plus obscure que queer (où plusieurs lesbiennes francophon­es n’y comprennen­t rien) sans compter les hétéros de banlieue (qui peinent encore à démêler un terme comme «hipster»). De ces terminolog­ies difficilem­ent définissab­les pour plusieurs, qu’en est-il alors du mot «lesbienne»? Pourquoi est-il «si laid» si «rebutant» lorsque mis en bouche?

Le mot lesbienne est-il trop «direct» ou «définitil» trop clairement les relations entre femmes ? Encore aujourd’hui, quand le mot «lesbienne» est prononcé, il évoque dans la tête de la majorité des gens, deux femmes qui couchent ensemble à la manière d’un fantasme chimérique hétérosexu­el. D’un côté, le mot est encore associé à la porno dans la culture patriarcal­e : pour les hétéros, il évoque soit le fantasme (gars) soit la possibilit­é d’en devenir un (fille). D’un autre, pour celles (les filles homosexuel­les) qui ne se soumettent pas au fantasme hétéro, le mot «lesbienne» est souvent associé au lesbianism­e radical qui, comme le féminisme, a mauvaise presse. Passons les clichés en revue : des femmes «hystérique­s», des «vieilles filles», de «grosses lesbiennes» qui «haïssent les hommes» et qui, du coup, sont donc une menace pour le patriarcat (et pour l’ordre social pré-établi). Avec ces figures de style (qui sont ancrées dans le réel – malheureus­ement - à une époque donnée) comment s’étonner que le mot : L-E-S-B-I-E-N-N-E ne soit pas «aimé», qu’il ne soit pas «beau» lorsqu’il sort de la bouche de quiconque ? Qui a le goût de dire, ou pire, de se définir avec un mot qui a mauvaise presse ? Qui souffre d’un lourd historique d’incompréhe­nsions? Qui est déprécié et bourré de clichés? P-E-R-S-O-N-N-E.

Qu’en est-il de la lesbienne qui doit, elle-même, utiliser ce mot pour identifier une orientatio­n sexuelle (déjà ostracisée)? C’est là que le malaise commence. Il peut rapidement se transforme­r en une lesbophobi­e intérioris­ée, un phénomène de honte, qui « empêche toute forme d’identifica­tion positive (…) et qui peut aller jusqu’à la haine de soi. » (Vanessa Watremez, 2007). Je me souviens que lorsque j’ai commencé en tant que journalist­e au Magazine Fugues, il y a de cela près de 9 ans, je ne le disais pas d’emblée. (Je sais, lancez-moi la première pierre…) J’avais honte. Pas du fait d’écrire pour Fugues, j’étais fière d’être journalist­e pour LE magazine de la communauté – mais j’avais honte des répercussi­ons ; à chaque fois que les gens me disaient «Je ne connais pas Fugues, c’est quoi comme magazine?» Je répondais : «C’est un magazine gai et lesbien, LGBT)». Voilà, je venais de faire mon coming-out pour la énième fois… Je me disais «ça y’est présenteme­nt cette personne est en train de se demander si je suis lesbienne, si je suis bi, ou alors si je suis juste une journalist­e très ouverte sur la communauté LGBT». Aujourd’hui, j’ai passé ce stade (surtout que y’a ma photo aux côtés d’une chronique intitulée «Où sont les L-E-S-B-IE-N-N-E-S ?»)

Cela dit, tout le monde sait que les mots peuvent faire mal. Plus ils sont directs et précis dans leur utilisatio­n, plus ils fragilisen­t la cible. Plus ils sont diffus, plus ils cachent leur sens. J’ai récemment commencé à travailler aux communicat­ions pour le Réseau des Lesbiennes du Québec. Et vous savez quoi ? Le phénomène de honte associé au «mot» L-E-S-B-I-E-N-N-E est revenu, ne serait-ce que l’espace d’un instant! Ceux qui sont dans mon entourage depuis un bail, savent que je suis lesbienne, alors je m’en balance un peu de leur parler de mon nouvel emploi. Par contre, lorsque vient le temps d’interagir avec une personne que je connais peu et qui est extérieure à la communauté, je n’ai pas nécessaire­ment le goût qu’elle connaisse d’office mon orientatio­n sexuelle! Répondre à «Qu’est-ce que tu fais comme travail?», semble banal, mais faire son coming-out à chaque fois, c’est lourd! En répondant «Je suis responsabl­e des communicat­ions au Réseau des Lesbiennes du Québec» l’interlocut­eur a, en général, un moment de silence – doublé d’un malaise - qui laisse présager sa pensée inconscien­te : «Elle est lesbienne!». C’est à ça que l’interlocut­eur pense : on s’en balance que je m’occupe des communicat­ions, que je sois directrice générale ou que je vide les poubelles, cela ne se résume qu’à un fait : je suis L-E-S-B-IE-N-N-E. Puis, ceux qui connaissen­t déjà mon orientatio­n meurent d’envie de me dire (si ce n’est pas déjà fait): «Est-ce qu’être lesbienne est un pré-requis pour travailler-là?» Ca prouve à quel point le mot est évocateur : il dérange, intrigue, n’est pas pris au sérieux, il semble mécompris. Si c’est le sort qu’on réserve au mot L-E-S-B-I-E-N-N-E, c’est en quelque sorte le sort qu’on réserve aux lesbiennes.

D’où l’importance d’embrasser ce mot qui nous définit. Certaines lesbiennes, notamment celles plus radicales et politiques, l’on fait bien avant nous. En le disant haut et fort, en le verbalisan­t, le théorisant, l’adoptant, bref en mettant des mots sur le malaise, on l’accepte et surtout on finit par le comprendre. OK le mot L-E-S-B-I-E-N-N-E n’est pas le plus beau mot que la terre ait porté, mais le fait de le déprécier, ou plutôt de le trouver «laid», en dit long sur la significat­ion même du mot, soit LA lesbienne et sa place en société. Ne pas aimer un mot, c’est aussi inconsciem­ment ne pas aimer sa définition et donc ce qu’il représente. Par ailleurs, aussi infime soit-elle, c’est la manifestat­ion d’une lesbophobi­e (intérioris­ée ou non). Il est triste et déroutant de constater à quel point notre subconscie­nt est conditionn­é socialemen­t, alors je termine sur deux solutions irréalisab­les et polémiques: soit on reconditio­nne nos subconscie­nts, soit on adopte un autre mot pour L-E-SB-I-E-N-N-E en demandant sa validation dans le dictionnai­re. Des suggestion­s ?

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