LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERE
Même si Maxime voue une allégeance à toute épreuve à la cour de Louise, il lui arrive aussi de s’absenter d’une de ses réunions pour remplir d’autres devoirs sociaux. Ce soir-là est du nombre : il se retrouve dans un groupe d’ingénieurs, à majorité homosexuelle, qui célèbrent ensemble la fin de la session et la légèreté des stages d’été. Au fil des discussions avec ces gens qu’il connait à moitié et parfois même au quart, il en arrive forcément au constat du petit monde et du village global : un tel a fréquenté tel autre, qui a lui-même couché avec un troisième, qu’il déteste maintenant parce qu’un quatrième…
Quand il entend le nom de son ex JeanBenoît, Maxime tourne la tête avec intérêt; mais il a aussitôt le réflexe de s’empêcher de montrer sa curiosité. « Jean-Benoît quoi ? Connais pas… » Et s’il suffisait d’un espionnage de liste d’amis communs pour détruire cette plus ou moins habile supercherie, personne n’en a l’idée et la confidence continue : « Tant mieux, sérieusement, tu ne manques rien ! Si jamais t’apprends à le connaître, tiens-toi loin. » « Pourquoi ? » « C’est toxique, c’t’affaire-là ! J'voudrais même pas le toucher avec un bâton ! » « Ah bon ? » Un autre enchaîne avec délectation : « Parait qu’il part avec quelqu’un de différent chaque fois qu’il sort en club… » « En même temps, il a été en couple un bout, j’imagine qu’il essaie de rattraper le retard ! » Les échanges entrecroisés se suspendent tous en même temps et on dévisage avec un sourcil haussé celui qui vient d’oser ce commentaire. Il éclate d’un rire à moitié franc : «C’est ce qu’il doit se dire, j’imagine.» «Pauvre ex, écoute ! J’ai entendu dire qu’il était encore dans sa gang en plus. Devoir assister à ça chaque fois que tu sors avec tes amis, faut le faire ! Ça manque-tu pas assez de classe!»
Ensuite, de Jean-Benoît on passe à Olivier, dont la réputation n’est apparemment pas bien meilleure. On lui attribue apparemment la création de la page Facebook Spotted Village sur laquelle il se moquerait de tout un chacun — ce dont Maxime, pour bien connaître son caractère sensible, doute fortement. D’Olivier, on glisse jusqu’à Jonathan qui, sous les coups de cet amalgame non assumé de faits et de rumeurs, devient le pire des Don Juan, c’est-à-dire la meilleure des victimes pour ces orgueils blessés. On dresse de ses amis les tableaux les plus exagérés et les plus déformés, on fait concours d’inventivité pour s’indigner de leur vie sexuelle riche et épanouie, on ressort les expressions littéraires d’une autre ère — ce qui est surprenant de la part d’une telle assemblée de scientifiques — pour faire le procès de leurs moeurs légères, de leurs cuisses volages, de leurs baguettes faciles, de leurs excès callipyges… Maxime assiste à ces feux d’artifice verbaux avec une ironie infinie et l’impression qu’on est en train d’affuter des lames à double tranchant. Un peu plus et il aurait envie de les enregistrer pour envoyer les fichiers audio aux sujets desdits téléphones arabes. Mais il fait trop confiance à la vie et à ses inévitables événements pour penser que ce coup de pouce est vraiment nécessaire.
Et comme de bien entendu, la vie s’arrange pour lui donner raison. En cours de soirée, quelqu’un propose qu’on sorte danser, l’offre fait boule de neige et une demi-heure plus tard, on est au Sky en train de se déhancher sur le rythme lascif de la trop connue mais jamais trop entendue Despacito. Ils croisent à peu près tout le monde dont il a été question ce soir, et si les salutations chaleureuses pourraient faire deviner à n’importe qui le précédent jeu de Maxime, personne n’est assez à jeun pour s’en soucier. On se regarde, on se parle ou on s’ignore, on s’éloigne pour mieux se rapprocher. Par cette magie psychique qu’on appelle la désinhibition, ceux qu’on aurait pu croire auparavant les plus chastes et les plus purs deviennent les plus insistants, les plus osés, les plus libidineux. Ceux qui étaient une ou deux heures plus tôt les cibles désignées de leurs critiques deviennent celles de leurs charmes — et si les deux relations se font également sur le mode de l’attaque, elles visent cependant des buts bien distincts. Maxime, qui trouve le spectacle beaucoup trop comique pour donner suite aux regards qui lui sont décochés, prend bien en note dans un coin de son esprit ces images compromettantes.
Il ne rate pas la chance d’aller raconter à ses amis, à la première occasion possible, ce qu’a dit de lui en cours de soirée le gars avec qui il est en train de danser, ou celui qui s’est jeté sur lui pour l’embrasser. Il les connait assez bien pour savoir qu’ils se sont faits depuis longtemps à la réalité de cette hypocrisie quotidienne du monde gai, qui s’assume tant dans ses grandes lignes mais souvent trop peu dans ses petites, et qu’au lieu d’en prendre ombrage, ils pourront probablement en rire avec lui. Et c’est ce qui se produit. « Des fois, avec des gens comme ça, j’ai juste le goût de faire la grève du sexe… » « Si ça se trouve, ça ferait juste les enrager encore plus et ça les aiderait pas à avoir moins honte de leur désir. » Donc aux cris de scandale de ces fausses vierges effarouchées, les mignons décident d’un commun accord de répondre par la plus totale indifférence. Plus tard, dans la file de sortie, à l’heure où chacun essaie de convaincre à demi-mot son partenaire éphémère de faire durer la nuit un peu plus longtemps, Maxime se dit que c’est son moment. Il jase avec ses vieilles connaissances devant ses nouvelles, il distribue les clins d’oeil et les pincements de lèvres, bref il nargue et voit que les nargués le comprennent bien. Il se prend à espérer, mais sans trop d’attente, que ça leur servira de leçon.