REGARDS EN MARGE DE L’HÉTÉRONORMATIVITÉ
Je me suis souvent interrogée sur ma place en société et m’y suis souvent sentie décalée. Un peu comme un zèbre dans le désert. Ce zèbre, de par son pelage «peu commun», se distingue de la famille des équidés par l’originalité de sa robe zébrée, qui lui confère une certaine marginalité. Ce zèbre dans le désert — lire ce marginal décalé de son habitat naturel — est à la recherche d’une oasis, afin de survivre, malgré cette marginalité que la nature lui a conférée. Mais cette recherche d’une oasis, s’accompagne de mirages… Cette métaphore m’amène à réfléchir sur la marginalité et l’hétéronormativité. Malgré les acquis juridiques et sociaux de la communauté LGBTQ+, nous vivons bel et bien dans une société où l’hétérosexualité est la norme. Bien que la population de la diversité sexuelle est estimée à plus ou moins 13% (au Canada, selon le dernier sondage CROP mené pour la Fondation Jasmin Roy), les structures sociales sont pensées en fonction de la norme (les 87%). Le jour où la question posée à un jeune enfant «sur son premier amour ou relation sexuelle» ne se fera pas selon des principes hétéros et binaires, mais en évaluant toutes les possibilités de la diversité sexuelle, ce jour-là, peut-être, serons-nous dans une société non hétéronormative. En fait, le jour où on ne parlera plus de norme, mais de vécu, tout simplement. Mais l’être humain aime catégoriser, classer, cocher des cases, administrer, gérer, organiser, car ça le rassure. Et attribuer des rôles, en fonction des tâches et des codes sociaux, devient la norme. La norme a quelque chose de rassurant. Cette norme me parait d’autant plus transparaitre à certaines périodes de l’année. Le mois de septembre, avec la rentrée scolaire, semble exacerber ce phénomène. L’hétéronormativité est à son comble. On vous présente à la télévision comment concevoir des boites à lunch santé, alors que dès la fin août, on vous commande d’acheter tout le matériel scolaire, avant même que les vacances soient finies (car évidemment, en août, tout le monde est en vacances…). Comme je n’ai pas d’enfants, que je ne suis pas en vacances en août et que j’ai passé beaucoup trop d’années sur les bancs d’école, la rentrée scolaire, présentée de cette façon hétéronormative (et très commerciale) me fait sentir comme un zèbre dans le désert, comme une marginale. À septembre, succède octobre. Qui dit octobre, dit Halloween, une tradition que j’ai toujours aimée. Évidemment, dans ma petite enfance, les bonbons étaient la source première de la fête. Cela dit, j’ai toujours la dent sucrée. Au-delà des sucreries, j’ai toujours aimé ce concept d’animer les rues en cette saison morte . Le temps d’un acte généreux, où l’on donne des bonbons, un sourire, ou du divertissement par le travestissement (des costumes, du déguisement), pour moi, l’Halloween est une occasion de festivités et de partage. Et par partage, j’entends pas uniquement donner des bonbons, mais aussi donner un sourire par le biais d’un costume, penser son costume (et le créer) et investir la scène de la rue, divertir par le rire et le jeu de rôle associé au déguisement: ça aussi c’est une forme de partage. Pour toutes ces raisons, je passe l’Halloween à 36 ans. Oui, vous avez bien lu. J’ai rarement manqué cet évènement. Et cette année, comme à l’habitude, je compte bien passer l’Halloween. Et, je le répète, je n’ai pas d’enfants. Je me fais souvent reprocher (et c’est le bon terme) de « passer » l’Halloween: « Tu es trop vieille! », « Tu n’as pas d’enfants! », « Tu devrais donner des bonbons au lieu de passer aux portes! » C’est là que j’arrive avec mon bémol, société hétéronormative… Mais qui a dit que l’Halloween, les bonbons, les décorations, les déguisements étaient uniquement réservés aux enfants? Que si on désire y participer en tant qu’adulte, on doit obligatoirement donner des bonbons ou escorter des enfants? Nécessairement, puisque je n’ai pas d’enfants et que je passe encore à 36 ans (en me déguisant, il va sans dire, je joue le jeu!), l’Halloween, présentée de cette façon très hétéronormative, me fait sentir comme un zèbre dans le désert, une marginale. Bien sûr, l’Halloween s’inscrit aujourd’hui, plus que jamais, dans les fêtes commerciales. L’activité commerciale est nécessairement liée à la norme, ou du moins à un public ciblé, qui doit vous rapporter de l’argent (et pas besoin d’être bon en maths pour comprendre que le 87% rapporte plus que le 13%). Il est d’ailleurs ironique de constater que depuis la dernière décennie, le pouvoir rose, courtise financièrement la «norme». Dans cette optique, pourrions-nous parler d’une certaine homonormativité de notre communauté? Nécessairement, chaque microcosme possède sa norme, celle de la communauté LGBTQ+ étant l’homme-gai-caucasien. Cela dit, je ne crois pas que dans un futur proche, nos sociétés deviennent globalement homonormatives, c’est-à-dire qu’elles présupposeraient l’homosexualité comme la norme. D’ailleurs, je peux bien dire que « je me sens décalée socialement, voire hors-norme », mais ce discours sort de la bouche d’une femme-lesbienne-caucasienne, née et vivant à Montréal, scolarisée et pas trop pauvre. Je n’ose pas imaginer celles qui sont racisées, qui vivent en situation de handicap, qui vivent en régions, qui ont immigré au Québec, qui ont un faible revenu, etc. Bref, je n’ose pas imaginer celles qui, à plusieurs égards, triplent, quintuplent leur degré de marginalité vis-à-vis de cette société hétéronormative. J’imagine qu’elles ont aussi leurs propres métaphores… Si les mois de septembre et octobre nourrissent ma réflexion personnelle, quant à l’hétéronormativité, je dois dire qu’appartenir à la marge me plait. D’ailleurs, pour moi, le mot marginalité n’a rien de péjoratif ou de négatif, au contraire. Il est le fruit d’une intense créativité. Être dans la marge et constater cette marginalité, mène à des questionnements profonds, souvent originaux (après l’étape du «je ne vaux rien», «personne ne me comprend», «je ne fite pas» et autres auto-flagellations du genre). Être dans la marge, mène souvent à porter un regard marginal sur le macrocosme, tout en créant son propre microcosme. Certains en arrivent ainsi à porter un regard unique sur le monde qui les entoure, les sociétés dans lesquelles ils vivent. Plusieurs seront tour à tour considérés comme des marginaux, des originaux, des incompris, des hurluberlus, des fous, etc. Les plus grands artistes de ce monde furent pour la plupart considérés comme des marginaux du temps de leur vivant. Ironiquement, après leur mort, une fois que la société « normative » aura assimilé leur oeuvre, on criera au génie. Le désert que ces zèbres ont dû traverser parait sans fin.