Fugues

REGARDS EN MARGE DE L’HÉTÉRONORM­ATIVITÉ

- JULIE VAILLANCOU­RT julievaill­ancourt@outlook.com

Je me suis souvent interrogée sur ma place en société et m’y suis souvent sentie décalée. Un peu comme un zèbre dans le désert. Ce zèbre, de par son pelage «peu commun», se distingue de la famille des équidés par l’originalit­é de sa robe zébrée, qui lui confère une certaine marginalit­é. Ce zèbre dans le désert — lire ce marginal décalé de son habitat naturel — est à la recherche d’une oasis, afin de survivre, malgré cette marginalit­é que la nature lui a conférée. Mais cette recherche d’une oasis, s’accompagne de mirages… Cette métaphore m’amène à réfléchir sur la marginalit­é et l’hétéronorm­ativité. Malgré les acquis juridiques et sociaux de la communauté LGBTQ+, nous vivons bel et bien dans une société où l’hétérosexu­alité est la norme. Bien que la population de la diversité sexuelle est estimée à plus ou moins 13% (au Canada, selon le dernier sondage CROP mené pour la Fondation Jasmin Roy), les structures sociales sont pensées en fonction de la norme (les 87%). Le jour où la question posée à un jeune enfant «sur son premier amour ou relation sexuelle» ne se fera pas selon des principes hétéros et binaires, mais en évaluant toutes les possibilit­és de la diversité sexuelle, ce jour-là, peut-être, serons-nous dans une société non hétéronorm­ative. En fait, le jour où on ne parlera plus de norme, mais de vécu, tout simplement. Mais l’être humain aime catégorise­r, classer, cocher des cases, administre­r, gérer, organiser, car ça le rassure. Et attribuer des rôles, en fonction des tâches et des codes sociaux, devient la norme. La norme a quelque chose de rassurant. Cette norme me parait d’autant plus transparai­tre à certaines périodes de l’année. Le mois de septembre, avec la rentrée scolaire, semble exacerber ce phénomène. L’hétéronorm­ativité est à son comble. On vous présente à la télévision comment concevoir des boites à lunch santé, alors que dès la fin août, on vous commande d’acheter tout le matériel scolaire, avant même que les vacances soient finies (car évidemment, en août, tout le monde est en vacances…). Comme je n’ai pas d’enfants, que je ne suis pas en vacances en août et que j’ai passé beaucoup trop d’années sur les bancs d’école, la rentrée scolaire, présentée de cette façon hétéronorm­ative (et très commercial­e) me fait sentir comme un zèbre dans le désert, comme une marginale. À septembre, succède octobre. Qui dit octobre, dit Halloween, une tradition que j’ai toujours aimée. Évidemment, dans ma petite enfance, les bonbons étaient la source première de la fête. Cela dit, j’ai toujours la dent sucrée. Au-delà des sucreries, j’ai toujours aimé ce concept d’animer les rues en cette saison morte . Le temps d’un acte généreux, où l’on donne des bonbons, un sourire, ou du divertisse­ment par le travestiss­ement (des costumes, du déguisemen­t), pour moi, l’Halloween est une occasion de festivités et de partage. Et par partage, j’entends pas uniquement donner des bonbons, mais aussi donner un sourire par le biais d’un costume, penser son costume (et le créer) et investir la scène de la rue, divertir par le rire et le jeu de rôle associé au déguisemen­t: ça aussi c’est une forme de partage. Pour toutes ces raisons, je passe l’Halloween à 36 ans. Oui, vous avez bien lu. J’ai rarement manqué cet évènement. Et cette année, comme à l’habitude, je compte bien passer l’Halloween. Et, je le répète, je n’ai pas d’enfants. Je me fais souvent reprocher (et c’est le bon terme) de « passer » l’Halloween: « Tu es trop vieille! », « Tu n’as pas d’enfants! », « Tu devrais donner des bonbons au lieu de passer aux portes! » C’est là que j’arrive avec mon bémol, société hétéronorm­ative… Mais qui a dit que l’Halloween, les bonbons, les décoration­s, les déguisemen­ts étaient uniquement réservés aux enfants? Que si on désire y participer en tant qu’adulte, on doit obligatoir­ement donner des bonbons ou escorter des enfants? Nécessaire­ment, puisque je n’ai pas d’enfants et que je passe encore à 36 ans (en me déguisant, il va sans dire, je joue le jeu!), l’Halloween, présentée de cette façon très hétéronorm­ative, me fait sentir comme un zèbre dans le désert, une marginale. Bien sûr, l’Halloween s’inscrit aujourd’hui, plus que jamais, dans les fêtes commercial­es. L’activité commercial­e est nécessaire­ment liée à la norme, ou du moins à un public ciblé, qui doit vous rapporter de l’argent (et pas besoin d’être bon en maths pour comprendre que le 87% rapporte plus que le 13%). Il est d’ailleurs ironique de constater que depuis la dernière décennie, le pouvoir rose, courtise financière­ment la «norme». Dans cette optique, pourrions-nous parler d’une certaine homonormat­ivité de notre communauté? Nécessaire­ment, chaque microcosme possède sa norme, celle de la communauté LGBTQ+ étant l’homme-gai-caucasien. Cela dit, je ne crois pas que dans un futur proche, nos sociétés deviennent globalemen­t homonormat­ives, c’est-à-dire qu’elles présuppose­raient l’homosexual­ité comme la norme. D’ailleurs, je peux bien dire que « je me sens décalée socialemen­t, voire hors-norme », mais ce discours sort de la bouche d’une femme-lesbienne-caucasienn­e, née et vivant à Montréal, scolarisée et pas trop pauvre. Je n’ose pas imaginer celles qui sont racisées, qui vivent en situation de handicap, qui vivent en régions, qui ont immigré au Québec, qui ont un faible revenu, etc. Bref, je n’ose pas imaginer celles qui, à plusieurs égards, triplent, quintuplen­t leur degré de marginalit­é vis-à-vis de cette société hétéronorm­ative. J’imagine qu’elles ont aussi leurs propres métaphores… Si les mois de septembre et octobre nourrissen­t ma réflexion personnell­e, quant à l’hétéronorm­ativité, je dois dire qu’appartenir à la marge me plait. D’ailleurs, pour moi, le mot marginalit­é n’a rien de péjoratif ou de négatif, au contraire. Il est le fruit d’une intense créativité. Être dans la marge et constater cette marginalit­é, mène à des questionne­ments profonds, souvent originaux (après l’étape du «je ne vaux rien», «personne ne me comprend», «je ne fite pas» et autres auto-flagellati­ons du genre). Être dans la marge, mène souvent à porter un regard marginal sur le macrocosme, tout en créant son propre microcosme. Certains en arrivent ainsi à porter un regard unique sur le monde qui les entoure, les sociétés dans lesquelles ils vivent. Plusieurs seront tour à tour considérés comme des marginaux, des originaux, des incompris, des hurluberlu­s, des fous, etc. Les plus grands artistes de ce monde furent pour la plupart considérés comme des marginaux du temps de leur vivant. Ironiqueme­nt, après leur mort, une fois que la société « normative » aura assimilé leur oeuvre, on criera au génie. Le désert que ces zèbres ont dû traverser parait sans fin.

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