Fugues

LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERRE par Frédéric Tremblay

- FRÉDÉRIC TREMBLAY fred_trem_09@hotmail.com Instagram : fred.trem.9

Quand les mignons sont lancés dans un projet – individuel­lement déjà, mais plus encore collective­ment, quand leurs enthousias­mes se soutiennen­t et s’enflamment l’un l’autre –, ils n’y vont pas de main morte pour que leurs buts se concrétise­nt. Dans cette grève de la chair que Sébastien leur a proposée, et qu’ils ont acceptée avec joie, les objectifs sont difficilem­ent mesurables, quoique très concrets. Il s’agit de repérer, parmi la gent gaie montréalai­se, les contempteu­rs les plus virulents du sexe célibatair­e, de les séduire et de les laisser tomber au dernier moment, seuls avec leur propre désir, pour leur faire réaliser l’incohérenc­e blessante de leur discours moralisate­ur. Bien sûr ils savent qu’ils sont à peu près l’équivalent d’une goutte d’eau dans l’océan social de la métropole, mais ils s’estiment assez pour croire que cette goutte, si on la fait tomber de manière méthodique et stratégiqu­e, peut éventuelle­ment déclencher un raz-de-marée.

Ils les entre entreprise laissent réseaux eux à : à sociaux se #SlutShamin­gNoMore? d’autres demander et mouvements autres lequel hashtags, conviendra­it #JamaisAprè­sLeMariage? les plateforme­s bien qu’ils le mieux s’amusent publiques, à leur Aucun lettre ouverte manifeste n’est ne publiée marque pour le début défendre de leur leurs combat, principes. aucune Comme beaucoup des guerres les plus importante­s, celle-ci se mènera avant tout derrière les portes closes, mais ils osent penser qu’elle pourrait un jour, à travers d’autres qu’eux, avoir un certain écho au-delà des chambres à coucher de la nation. En fait, se corrigent-ils, puisqu’il s’agit avant tout de se battre pour faire taire ceux qui parlent trop fort, ils se souhaitent qu’elle diminue l’écho ambiant.

Ils surtout évidemment vont Sébastien ratisser le plus loin qui, féroce pour étant enrôler promoteur. l’initiateur de nouveaux Il du va projet, jusqu’à participan­ts, en contacter reste les couples qui ont déjà gravité ou gravitent dans les sphères proches de leur noyau dur : Charles et Martin, qui ont fréquenté Jean-Benoît, ainsi que Charles-Antoine et MarcOlivie­r, les parents volages que Louise a découverts et dont Jonathan a fréquenté une moitié un certain temps. Il est resté en bons termes avec eux, même s’ils se sont mis à se voir moins souvent depuis un moment, surtout suivant les aléas des liens qu’ils entretienn­ent avec ses amis. Il se rappelle assez de quelques discussion­s qu’il a eues avec eux sur les questions de la sexualité et de l’amour pour penser qu’ils pourraient être intéressés par l’idée, même du haut de leur vie de couple. Il leur propose donc d’aller boire un café et leur explique les tenants et aboutissan­ts de ce qu’il appelle désormais pour lui-même son abstinence militante. (Bien sûr, elle n’inclut pour personne une réelle chasteté, autrement qu’avec ceux qui la prônent trop fort.) Il est surpris par leur ouverture, voire leur motivation franche à prendre part à l’initiative. Ils lui avouent qu’eux aussi en ont assez de tous ces lourds dont ils ont l’impression qu’ils ramènent la sexualité gaie des décennies, ou plutôt des siècles en arrière.

Et donc la machine se met en marche. En tant que Napoléon autodésign­é de cette campagne de prévention du mépris, Sébastien va jusqu’à libérer une partie de son horaire pour bien coordonner leurs efforts. Il se donne la responsabi­lité

de pour nombre les recenser appeler de personnes leurs régulièrem­ent coups contac- : tées, nombre d’entre elles correspond­ant au profil-cible de leurs victimes, technique utilisée pour les approcher, réactions face à l’explicatio­n du projet – car chaque « interventi­on » se termine obligatoir­ement par une exposition des raisons du piège, qui vire presque inévitable­ment en débat, mais qui, parfois, se révèle productive. Bien évidemment, l’instant où on est pris les culottes baissées n’est jamais idéal pour bien intégrer quelque argument que ce soit, mais avec certains ils sentent qu’ils ont semé des germes voués à donner des pousses intéressan­tes. De ces statistiqu­es colligées, il tire des conclusion­s qu’il rassemble en une sorte de manuel de l’instructeu­r, autant sous forme de tableaux et de graphiques que d’aphorismes plus généraux sur la pertinence de leur oeuvre – ici, c’est le pédagogue en lui qui ressort.

Il organise aussi, toutes les deux semaines, un souper qu’il lui fait en même temps plaisir d’héberger, et à ses frais, bouffe et alcool compris. C’est le moment pour lui de présenter, en documents PowerPoint savamment agrémentés de citations rapportées par les mignons et compagnie de leurs discussion­s avec leurs victimes, la progressio­n de leur plan. On a beau se moquer légèrement de lui au départ, en disant par exemple qu’il est plus que temps qu’il ait des classes à gérer, on admet que sa déterminat­ion force l’admi-

ration. sont l’occasion D’ailleurs pour ces lui soirées de démontrer, ce qui parait moins dans ses échanges quotidiens pressés, qu’il ne se prend pas trop au sérieux et qu’une partie de lui continue d’y voir un jeu. « Oublie pas de prendre ça avec un grain de sel! », l’avertit un jour Louise, trouvant qu’il semble s’emporter. « Avec toute une pincée de sel, ma vieille, inquiète-toi pas! », lui répond-il en clignant de l’oeil. Le bon mot reste, et tout le monde peut confirmer qu’il représente bien son implicatio­n dans la chose : juste assez distant, jamais trop.

Et initial mouvement mais des donc points surement envers malgré tournants fait sa son le lentement portée, désespoir chemin. en le est Un marqué mettent quand à les recontacte­r des proies pour se leur dire qu’ils ont bien réfléchi, qu’ils avaient probableme­nt plus tort que raison et qu’ils sont partants pour répandre la bonne nouvelle, pour peu qu’on ait de la place pour eux. C’est signe d’un double succès : d’abord celui de la conversion, ensuite celui d’une possible expansion exponentie­lle. Sébastien n’aurait jamais osé en demander autant. Il se charge de rencontrer personnell­ement chacun des nouveaux bénévoles – se demandant avec incrédulit­é s’il n’aura pas bientôt atteint le point de bascule au-delà duquel il devra commencer à déléguer certaines tâches. Les modes sont si difficiles à prévoir!

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