Fugues

QUAND LA JUSTICE NE SUIT PAS LA SCIENCE

- YVES LAFONTAINE Pour plus de renseignem­ents concernant les droits et le VIH, consulter le site de la COQSIDA au https://www.cocqsida.com/nos-dossiers/droits-et-vih.html

Soixante-treize pays criminalis­ent la transmissi­on, l’exposition ou la nondivulga­tion de la séropositi­vité avant une relation sexuelle. Kent Montheith, directeur général de la Cocq-Sida et Léa Pelletier-Marcotte, avocate et coordinatr­ice du programme Droit de la personne et VIH/sida, à la CocqSida, abordent avec nous les questions de la criminalis­ation et de la discrimina­tion sérophobe…

Bien que le traitement par anti-rétrovirau­x (TAR) fait diminuer la charge virale à un niveau indétectab­le pour la majorité des personnes vivants avec le VIH au Québec, plusieurs affaires relatives à la non-divulgatio­n du VIH se retrouvent régulièrem­ent devant les tribunaux. Certains accusés acceptent même de plaider coupable pour éviter la médiatisat­ion de leur statut sérologiqu­e et afin de ne pas nuire à leur entourage. Une situation que déplore la Coalition des organismes communauta­ires québécois de lutte contre le sida (COCQ-SIDA), ainsi que d’autres acteurs de la lutte contre le VIH à travers le pays. Mais il y a de l’espoir dans l’air…

Le Canada n’est pas un modèle concernant la question de la criminalis­ation du VIH...

En effet, le Canada fait partie des pays qui affichent le plus fort taux de poursuites pour non-divulgatio­n de la séropositi­vité. Il partage ce statut avec des pays aux portraits assez peu reluisants en matière de discrimina­tion, comme la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et la Biélorussi­e.

Sur quoi reposent ces poursuites?

Le chef d’accusation d’agression sexuelle grave s’applique le plus souvent en cas de non-divulgatio­n de sa séropositi­vité si la personne n’a pas utilisé de préservati­f. Concrèteme­nt, il n’est pas nécessaire qu’il y ait transmissi­on du VIH ou intention de contaminer son partenaire. Les tribunaux canadiens ne reconnaiss­ent pas ce que la science nous dit aujourd’hui, à savoir qu’une personne ayant une charge virale indétectab­le ne transmet pas le VIH.

Les procès sont-ils nombreux ? Et quels genres de peines risque-ton lorsqu’on est condamné ?

Depuis 1989, plus de 200 procès pour non-divulgatio­n ont eu lieu au Canada. Et ces dernières années, on constate une montée en flèche du nombre des plaintes. Et plus du deux tiers des poursuites se concluent par une condamnati­on pour au moins un chef d’accusation. Certaines personnes ont même été condamnées à plusieurs années de prison. Et durant le procès leur identité est parfois diffusée par les médias, puis leur nom est inscrit à vie au registre des délinquant­s sexuels. À la fin de leur sentence, cela limite de beaucoup leur capacité à trouver un travail ou à voyager.

Je me souviens que l’an dernier le gouverneme­nt fédéral avait dit qu’il allait mandater ses procureurs d’être plus circonspec­ts dans les poursuites de non-divulgatio­n de séropositi­vité. Et la ministre de la Justice fédérale Jody Wilson-Raybould avait invité les provinces à lui emboîter le pas.

Ll’Ontario n’a pas tardé et a annoncé avant le 1er décembre 2017 qu’il n’engagerait plus de poursuites dans les cas d’individus qui n’ont pas dévoilé leur séropositi­vité lorsque ceux-ci ont une charge virale supprimée depuis six mois. Mais le Québec n’a pas bougé encore.

La nouvelle directive de la direction générale de la santé publique — qui confirme qu’une personne séropositi­ve dont la charge virale est très basse (moins de 200 copies par million) ne transmet pas le virus — , pourrait-elle faire bouger les choses?

Nous en avons l’espoir. Pour une fois, la recommenda­tion est québécoise et elle s’appuit sur les résultats de recherches qu’on ne peut réfuter. C’est donc dans cet esprit que nous avons entamé des représenta­tions auprès de la nouvelle ministre de la Justice du Québec. Il faut que notre système de justice s’adapte pour mieux refléter les données scientifiq­ues actuelles sur le VIH et le sida. Le droit pénal ne devrait plus s’appliquer aux personnes séropositi­ves qui suivent un traitement antirétrov­iral ou qui maintienne­nt une charge virale supprimée dans le sang ; à celles qui n’en suivent pas mais qui utilisent un condom ; ou dans les cas de relations sexuelles uniquement orales. La criminalis­ation disproport­ionnée de la non-divulgatio­n de la séropositi­vité décourage bon nombre de personnes de passer des tests de dépistage et de se faire traiter — car la non-connaissan­ce de son statut peut constituer une défense — , et ça stigmatise davantage les personnes vivant avec le VIH ou le sida.

Les personnes vivant avec le VIH sont-elles encore victimes de harcèlemen­t psychologi­que ou de discrimina­tion dans leur milieu de travail ?

Ces pratiques sont illégales et il existe des recours visant à faire respecter les droits de ceux et celles qui en sont victimes. Cela dit, il est parfois difficile de le prouver car c’est rarement le motif exprimé.

J’imagine que c’est aussi le cas au niveau de l’embauche... ou du congédieme­nt.

La discrimina­tion est interdite tout au long du processus d’embauche et comme cause de congédieme­nt. En matière de VIH/sida, cette interdicti­on de discrimina­tion s’applique à toutes les questions relatives à l’état de santé qui sont susceptibl­es d’être posées à un candidat lors de son entrevue, ou dans le questionna­ire médical qui lui est soumis. Un employeur est autorisé à poser une question sur l’état de santé d’un candidat uniquement si cette informatio­n s’avère pertinente au regard des exigences de l’emploi. C’est ce qu’on appelle des « exigences profession­nelles justifiées ». Mais à ce jour, aucun employeur n’a réussi à démontrer que la séronégati­vité était une exigence profession­nelle justifiée. Ainsi, le simple fait de demander à un candidat s’il est séropositi­f au VIH constitue une pratique discrimina­toire qui peut être sanctionné­e. Le congédieme­nt pour un motif discrimina­toire n’est pas toujours évident à discerner, car il est souvent fait de façon déguisée, l’employeur utilisant souvent un autre prétexte afin de remercier la personne.

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