INCURSION DANS UNE COMMUNAUTÉ EN MARGE
Elles sont connues en Inde comme appartenant à des communautés en marge. On les connaît car on se tient toujours en retrait des hijras. On sait qu’elles sont nées dans un corps d’homme, mais qu’elles n’en sont pas. Dans une société comme l’Inde très hétéronormée, les hijras vivent au côté du reste de la société sans jamais y appartenir. Mathieu Boisvert, professeur au Département des sciences des religions de l’UQAM, et directeur du Centre d’études et de recherches sur l’Inde, l’Asie du Sud et sa diaspora, les avaient souvent aperçues, au cours de ses nombreux voyages d’études en Inde, se demandant quelles pouvaient être leur place et leur rôle qui les tenaient à l’écart, leur prêtant aussi bien des pouvoirs maléfiques que bénéfiques. Mathieu Boisvert lève le voile sur ces femmes qui paradoxalement font partie de la culture indienne et en sont exclues. Avec beaucoup de respect et d’humanité, et à partir d’entrevues et d’histoires de vie et ce, sur plusieurs années, le chercheur et son équipe ont peu à peu obtenu leur confiance pour qu’elles puissent se raconter. Mise en garde: Le sous-titre du livre parle d’une communauté transgenre sud-asiatique. La référence voulue par l’éditeur est trompeuse car comme le souligne Mathieu Boisvert : «Le concept de transgenre est très récent et surtout occidental, qui ne peut s’appliquer aux communautés hijras qui existent en Inde depuis plusieurs centaines d’années. Il existe aujourd’hui dans de grands centres urbains des communautés trans comme il existe des communautés homosexuelles, mais ici on parle d’une identité collective avec les hijras, antérieure à ces identités occidentales». En fait, tout commence quand un jeune garçon ne se reconnaît pas comme tel, ni dans son corps, ni dans sa façon d’être. Et pour échapper à une structure familiale et sociale, il se tourne vers ces personnages étranges qui traversent les villages, et sont parfois conviés à des cérémonies de mariage ou de naissance pour des bénédictions contre rétribution. «Il faut penser, surtout en milieu rural, que pour un jeune qui se sent différent il n’y aucun modèle, alors quand il croise des hijras, il sent qu’il partage quelque chose avec elles, et il finit par les rejoindre». Les nouvelles postulantes découvrent alors une structure de vie très hiérarchisée, et doivent être choisies par une (une plus ancienne hijra) à qui elles devront soumission et obéissance. Un lien qu’il est difficile de rompre. «C’est une forme de communauté très hiérarchisée et les abus ne sont pas rares. Certaines gurus sont de véritables proxénètes, car parfois la mendicité ou encore les cérémonies où elles sont invitées ne suffisent pas toujours à les faire vivre, constate Mathieu Boisvert et les gurus quand elles vieillissent ne peuvent compter que sur le travail, souvent le travail du sexe, de leurs disciples ». D’où viennent-elles ? De toutes les castes et religions de l’Inde, et même si elles suivent les rites de la tradition bouddhiste au sein des communautés hijras, elles ne renoncent pas toutes à leur religion d’origine. « En fait, la communauté hijra apporte un sens à leur vie et fonctionne comme toutes les communautés religieuses, commente le chercheur, et cette communauté leur donne aussi le sentiment d’appartenance indépendamment de leur religion d’origine, et indépendamment de la vie difficile qu’elles vivent ». Beaucoup d’entre elles souhaiteraient avoir plus d’autonomie, travailler, suivre des études, être moins dépendantes de guru, mais en même temps, plus d’indépendance mettrait en péril l’existence même des communautés, selon Mathieu Boisvert. « J’ai l’impression que les fondements même de la communauté des hijras s’effondreraient, parce que c’est une communauté qui est fondée sur l’ostracisation, et si elles étaient mieux intégrées, l’ostracisation n’aurait plus besoin d’être. La contradiction de cette communauté, c’est qu’elle leur donne une identité, mais qui contribue à les rejeter ». Selon les témoignages reçus, entrer dans une communauté hijra n’est pas s’assurer un avenir meilleur mais bien plutôt être reconnue culturellement comme une paria. « Le sentiment qui se dégage de l’ensemble des entrevues, c’est que c’est une vie de malheur, a constaté Mathieu Boisvert, la plupart des hijras se sentent damnées, non pas d’appartenir à cette communauté, mais damnées de ne pas être nées dans le bon corps. L’appartenance à la communauté n’est qu’une façon de gérer ce paradoxe. Toutes les hijras témoignent que c’est un enfer. Il y a un heurt profond avec ce regret de n’être pas nées dans un corps de femme, même lorsqu’elles sont opérées, de ne pas pouvoir fonder une famille et surtout de ne pas pouvoir avoir d’enfants ». Craintes, rejetées, exploitées sexuellement, les hijras constituent une mini caste, qui a son rôle dans la société indienne et dont on tolère l’existence sans s’y intéresser vraiment. Le livre de Mathieu Boisvert, par l’éclairage qu’il en donne, rappelle en fait que dans toutes les sociétés et à travers l’histoire, des êtres humains ne se sont jamais reconnus dans la binarité du genre. Souvent perçus par leur communauté comme des êtres inquiétants, dotés souvent de pouvoirs occultes, ils ont le plus souvent été exclus et marginalisés. Les hijras en étant un bon exemple.
LES HIJRAS. PORTRAIT SOCIORELIGIEUX D’UNE COMMUNAUTÉ TRANSGENRE SUD-ASIATIQUE, Mathieu Boisvert. 2018. Collection « Matière à pensée ». Montréal: Presses universitaires de l’Université de Montréal.