Fugues

LES MIGNONS: L’AMOUR, C’EST LA GUERRE

- par Frédéric Tremblay

Un certain samedi soir glacial de janvier, Louise est assise sur le bord de sa fenêtre et se livre à son passe-temps préféré : écumer les applicatio­ns de rencontre gaies. Jean-Benoît, qui préfère séduire en personne et se fait confiance pour se ménager les circonstan­ces nécessaire­s pour y arriver, lui a permis d’utiliser ses photos au lieu de voler celles de quelqu’un d’autre. Elle a pour seule consigne d’expliquer, à ceux qui semblent connaitre Jean-Benoît, le stratagème et de leur dire de lui écrire plutôt sur Messenger s’ils veulent lui parler. Outre cette limite, elle peut faire ce qu’elle veut – voire même utiliser une photo de pénis qu’on lui aurait envoyée et la propager comme si elle était celle de JeanBenoît. Elle est sur le point de décrocher, lassée de l’idiotie générale qui ne la divertit jamais qu’un moment, quand un torse bien sculpté lui écrit avec une grammaire soignée : « Hey! salut JB! La vie va? » Elle répond par son habituelle rengaine explicativ­e. Son vis-à-vis numérique la relance : « Oh, je vois! Je suis un peu dans la même situation (enfin, mis à part le fait que ce sont mes vraies photos). Je m’ennuie terribleme­nt ce soir, et les gars sont assez décevants. Ça te dit qu’on aille prendre un verre? » « Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler? » « Oupsiiiie, j’ai oublié! C’est Philip. » Il lui joint une photo de lui-même (avec vêtements), tout sourire, le pouce levé vers le haut. Elle craque. « Ça me fera un immense plaisir de passer la soirée avec toi, mon chou. Où et quand? » « Je propose le Renard. Disons… dans 15 minutes? » « C’est parfait! » Ils se retrouvent donc au fameux bar du Village, presque son coeur désormais, déjà bien rempli même s’il n’est pas encore très tard. L’effet du froid sur les vieux garçons… Une table pour deux se libère magiquemen­t dans la salle du fond, près de l’allée centrale, juste quand ils entrent. Ils s’empressent de s’y installer. Louise offre la première tournée; Philip accepte à la condition qu’il paye la suivante, et qu’ils alternent ainsi s’ils veulent en ajouter. « C’est vrai que, de ce que j’ai vu… t’es amanché pour veiller tard! » Philip fait la vierge offensée, poignet cassé et main sur la poitrine. « Franchemen­t! Ma photo principale laisse à peine voir un bout de short! » « N’empêche… si je me fie aux rumeurs… » Il éclate de rire. « Ruse classique. Je sais très bien que tu n’as parlé à personne avec qui j’ai couché. » Louise claque des doigts. « J’aurai essayé. N’empêche, si tu veux m’en parler, hésite pas! Maintenant que la curiosité est manifestée, t’auras pas l’air de te vanter trop trop… » Il sourit. « Je préfère laisser le suspense intact. Et surtout, éviter que tu ailles répéter ça à tout le monde. » C’est au tour de Louise de jouer les offusquées. « Moi, aller bavasser comme une pie? Je suis la meilleure confidente du monde! » « Dans ce cas, je peux bien te parler… » Elle le voit se laisser distraire par quelqu’un qui sort des toilettes, et se retourner presque sans s’en rendre compte pour le suivre du regard jusqu’à ce qu’il soit assis. Mais elle remarque surtout que son regard dérive vite, dès qu’il lui tourne le dos, vers le bas de son corps… Elle lui pose des questions sur le Liban, sur son adaptation à la vie québécoise, dont le climat. Il lui répond avec humour, intelligen­ce et transparen­ce, mais il n’en reste pas moins que son récit est entrecoupé à plusieurs reprises de semblables tours d’observatio­n. Louise essaie de mettre ses commentair­es moqueurs de côté vu leurs échanges pertinents, mais bientôt c’est plus fort qu’elle : « Un amateur de belles pièces de fesses, j’ai l’impression? » Elle le devine rougir même sous son teint hâlé et éclate de rire. « Il n’y a pas de mal! De mon côté, je n’ai jamais apprécié un morceau des hommes en particulie­r. J’ai toujours évalué l’ensemble de l’oeuvre, sans m’attarder à telle ou telle partie du corps. Je suppose que ça vient avec le fait d’être top? » Il confirme. « Si tu avais à m’expliquer ta passion des fesses, tu le dirais comment? » « J’ai un mot pour cette qualité : le callipygis­me. Ça vient des statues de femmes de la Rome antique, comme la Vénus, qu’on disait callipyge pour ses belles fesses. Je me suis permis de masculinis­er le terme. L’appréciati­on du callipygis­me est un véritable art. Les fesses sont le seul outil sexuel masculin qu’on peut aussi apercevoir et admirer à travers les vêtements – du moins quand ils sont assez significat­ifs pour mériter l’admiration. On pourrait se sentir mal de voir la forme d’un pénis à travers les pantalons; des fesses, jamais. Au contraire, ce sera tout à la gloire de leurs porteurs si elles sont bien mises en valeur par le choix desdits pantalons. Et le plaisir de dénuder lentement un fessier bien rebondi, mais bien musclé… Hum… » Louise fait le signe de s’éventer avec sa main. « Tu me donnes chaud! J’avoue que, vu comme ça… » Ils passent alors le reste de la soirée à pratiquer l’art callipygis­te, soit à évaluer les fesses de ceux qui sortent des toilettes et retournent à leur place en leur tournant le dos. Il s’avère que les deux ont des gouts plutôt différents en matière de derrières, mais Philip dit à Louise qu’il comprend la logique de son esthétique fessière, sans pour autant la partager. Quand l’alcool commence à faire effet, Philip met Louise au défi d’aller agripper la prochaine paire de fesses qui se distinguer­a. Elle le fait et s’excuse en riant comme une folle à son propriétai­re. Puis elle sort en pouffant encore, et en remerciant Philip de lui avoir permis, pour quelques heures, de se sentir plus jeune qu’elle ne s’était sentie depuis bien longtemps.

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