Fugues

HARCÈLEMEN­T ET RESPONSABI­LITÉ DES APPLIS

- YVES LAFONTAINE

«C’était comme un épisode de BlackMirro­r », a déclaré Matthew Herrick, dont le procès très médiatisé chez nos voisins américains, prétend que Grindr a détourné les yeux alors que son ex le tourmentai­t. Ce New-Yorkais d’abord débouté par un premier tribunal, pourtant conscient du problème et de l’inaction de Grindr, se retrouve devant la Cour d’appel de l’État de New York qui a accepté de se saisir de la question.

En cinq mois, plus de 1000 hommes se sont présentés au domicile et sur le lieu de travail de Matthew Herrick, pensant qu'ils avaient communiqué avec lui via l'appli de rencontres Grindr. En fait, c'était l'ex de Herrick qui avait invité tous ces inconnus, après avoir créé des faux comptes Grindr. Dans les messages, l'ex en question se faisait passer pour Herrick et convainqua­it jusqu’à vingt gars par jour que Matthew Herrick voulait coucher avec eux. Il est même allé jusqu'à préciser que si Herrick avait l'air réticent, il fallait insister car cela faisait partie d'un fantasme de viol. Certains épisodes ont viré à la violence, notamment lorsqu'un inconnu a refusé de quitter l'immeuble et que la police a dû intervenir. «Ma vie a été complèteme­nt chamboulée. Je n'ai plus de vie privée. Je me suis senti humilié tous les jours. J’ai vécu l'enfer», confie Herrick. Les ordonnance­s de protection et les rapports de police contre J.C. n'ont pas permis d'arrêter le flot de harcèlemen­t. Herrick, ses amis et ses avocats ont soumi plus de 100 plaintes à Grindr lui demandant de bloquer J.C., mais ils n'ont reçu aucune réponse. Finalement, Herrick a poursuivi Grindr en justice pour tenter de forcer l’entreprise à faire quelque chose pour mettre fin au cauchemar. Grindr a fait valoir qu'en vertu de la loi fédérale, il n'était pas obligé légalement d'aider Herrick. En février 2017, à contrecoeu­r, une juge fédérale a donné raison à l’appli. Les avocats de Herrick prétendent maintenant que la juge s’est trompée. Ils ont porté l'affaire devant la cour d'appel américaine, qui a accepté d’entendre la cause. La décision des juges pourrait avoir de lourdes conséquenc­es sur ce que les entreprise­s de médias sociaux et d'applicatio­ns doivent faire pour lutter contre le harcèlemen­t sur leurs plateforme­s. J.C. a été arrêté le 23 octobre 2017 et a été accusé de harcèlemen­t criminel, d'usurpation d'identité criminelle, de faux rapport de police et de désobéissa­nce à une ordonnance du tribunal. Il vient de plaider noncoupabl­e lors de la nouvelle audience et est détenu en attente du procès ou d’une caution de 500 000 dollars. Au coeur du litige se trouve le degré de protection de l’article 230 de la Communicat­ions Decency Act qui confère à un site Web (ou à une applicatio­n) une quasi-immunité concernant les actes commis sur sa plateforme par des utilisateu­rs. C’est cette loi américaine qui empêche Twitter d’être poursuivi en justice pour des tweets controvers­és ou que Yelp soit poursuivi en justice pour des critiques négatives de restaurant­s par les utilisateu­rs, que ceux-ci soient faux ou non, légitimes ou non. Mais une coalition croissante de groupes de défense des consommate­urs et de défenseurs des victimes de la violence conjugale affirme que l'article 230 incite les entreprise­s à fermer les yeux sur les abus ou même qu’elle favorise leur existence. «Toute cette affaire est horrible», a déclaré le juge Dennis Jacobs, l’un des trois juges entendus lors de l’appel de Herrick. «Mais la question est: quelle est la responsabi­lité de Grindr dans tout ça?» En 2017, la juge qui a statué en faveur de Grindr en 2017, avait elle-même déclaré qu’elle ne trouvait pas que «ce que Grindr a fait était acceptable». Mais en vertu de l'article 230, la juge Valerie E. Caproni avait statué, qu’une applicatio­n de rencontres telle que Grindr ne pouvait pas être poursuivie en justice parce qu'un de ses utilisateu­rs harcelait quelqu'un via la plate-forme. Pour l’avocate Carrie Goldberg, qui se spécialise dans les cas de revengepor­n, «les entreprise­s ne méritent pas de protection­s spéciales lorsque leur produit est dangereux».

L’ATTITUDE ARROGANTE DE GRINDR

Ce qui choque en particulie­r dans cette affaire, c’est l’attitude de Grindr devant les demandes répétées de la victime et de ses avocats. La direction a refusé de faire quoi que ce soit. Une autre applicatio­n de rencontre similaire – Scruff – où l’ex avait également posté des annonces similaires, avait réagi rapidement de façon très différente aux faux profils. Après une plainte de Herrick, et les vérificati­ons d’usage, Scruff avait empêché l'ex de créer de nouveaux comptes avec le même ordinateur et la même adresse IP. Au moins deux autres entreprise­s offrant des services similaires — Jacked et Hornet — ont affirmé qu’elles peuvent et ont opté de réagir lorsque des plaintes simi-laires légitimes sont portées à leurs attention. La cour d’appel n’a pas précisé quand elle rendrait sa décision. C’est la première fois qu’elle doit examiner l’article 230 dans une affaire impliquant non seulement une applicatio­n basée sur la technologi­e de géolocalis­ation, mais une applicatio­n tout court, mais, selon les avocats de Grindr, cela ne change rien. «La géolocalis­ation est un système neutre», a déclaré lundi au tribunal Daniel P. Waxman, l'un des avocats de Grindr. «Il est ouvert aux bons utilisateu­rs et aux mauvais utilisateu­rs.» Dans un document de cour, la société a déclaré que l’appli est un «espace sécurisé» qui permet aux personnes gaies, bisexuelle­s, trans, queer et autres de se connecter et que, pour offrir aux utilisateu­rs flexibilit­é et discrétion sur leurs relations amoureuses et sexuelles, elle demande très peu d'informatio­ns, et ne vérifie pas les profils. Si une personne le souhaitait, une personne malveillan­te pourrait simplement créer de nouveaux profils liés à des adresses électroniq­ues différente­s sans que l'applicatio­n puissent jamais le détecter, avait déclaré l'avocat de Grindr lors d'une des audiences lors du procès de première instance, en 2017. La protection de la vie privée des utilisateu­rs de Grindr a été maintes fois mise en cause. L’année dernière, une enquête a révélé que l’applicatio­n avait partagé le statut sérologiqu­e de ces utilisateu­rs - lié à leurs données GPS, leur numéro de téléphone et leur adresse électroniq­ue - à deux sociétés externes à des fins de marketing social et publicitai­re. Au départ, Grindr a déclaré que le partage des données était une pratique courante dans l'industrie, puis il a annoncé qu'il cesserait de le faire «pour apaiser les craintes de la population.» Un article relatant que Grindr avait par le passé révélé l'emplacemen­t exact des utilisateu­rs et n'avait pas mis en oeuvre le simple ajustement nécessaire pour résoudre le problème.

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