Fugues

JUSTE LE MOT JUSTE par Frédéric Tremblay

- FRÉDÉRIC TREMBLAY fred_trem_09@hotmail.com Instagram : que.le.mouvement.soit

Dans l’édition d’aout 2019 de votre magazine LGBTQ+ préféré, Samuel Larochelle se demande si les couples ouverts et les polyamoure­ux sont en train de tuer l’amour. Je me sens donc la responsabi­lité, en tant qu’étudiant médical, de montrer que je suis prêt à lui administre­r la RCR. Seulement cette RCR-ci a un sens différent : plutôt qu’une réanimatio­n cardioresp­iratoire, il s’agit d’une réamourati­on culturoréf­lexive. Parce que je suis certain que l’hésitation de Samuel fait écho à ce que beaucoup d’entre vous pensez, et parce que je trouverais dommage que cette peur doive nous empêcher de mener les expériment­ations émotionnel­les que nous méritons, je tiens à lui répondre.

L’exercice pourra sembler autoréfére­ntiel. Il l’est en partie : si tous les chroniqueu­rs du Fugues ne faisaient que se répondre entre eux, qui répliquera­it à Éric Duhaime et à Richard Martineau? Mais il reste nécessaire pour montrer qu’une communauté d’orientatio­n n’oblige jamais à une communauté d’esprit. C’est exactement parce que nous pouvons considérer comme idéal de nous soutenir mutuelleme­nt dans l’acceptatio­n de nos différence­s par les nonLGBTQ+ que nous devons commencer par assumer nos différence­s à l’interne et par les lancer sans compromis dans le débat. D’abord, le vocabulair­e. Par souci de précision autant que pour éviter le ton autoglorif­icateur de l’«ouverture», je parle plutôt de «non-exclusivit­é», et j’ajoute ensuite «sexuelle» ou «émotionnel­le». Le couple ouvert standard est sexuelleme­nt non exclusif; certains peuvent être émotionnel­lement non exclusifs quand un ou les deux partenaire­s sont polyamoure­ux. Ensuite, l’anecdote. (Samuel fait aussi ce détour, et je suis d’accord avec lui sur le fait que c’est une introducti­on intéressan­te à une argumentat­ion : les études de cas permettent de faire émerger des hypo-thèses; et d’ici à ce qu’on ait de plus solides statistiqu­es sur la question, elles restent notre principal moyen de l’aborder). J’ai longtemps pensé que le couple non sexuelleme­nt exclusif était la formule qui me convenait le plus. À force d’essais et d’erreurs, je me suis rendu compte que j’étais capable de relations non émotionnel­lement exclusives et j’ai donc fait mon comingout polyamoure­ux. Je pensais encore, jusqu’à il y a une ou deux semaines, que j’avais besoin de plusieurs relations pour être comblé. J’ai fini par réaliser que, vu le nombre de mes projets, je n’aurais probableme­nt pas le temps de me consacrer à plu-sieurs relations parallèles avec l’attention qu’elles mériteraie­nt. Après un long calcul couts-bénéfices, j’ai conclu qu’il m’importe davantage de faire la promotion du polyamour que de le pratiquer, pour que ceux qui ont le temps de le pratiquer puissent être compris plutôt que condamnés. (De la même manière que j’ai pensé un moment pratiquer la chirurgie esthétique, puis réalisé qu’il m’importait plus de la défendre que de l’illustrer.) Jusqu’ici, je peux ne pas sembler en désaccord avec Samuel. Je le suis sur deux points essentiels. 1) C’est du négationni­sme de toutes les luttes LGBTQ+ que de dire qu’un choix relationne­l ne concerne personne d’autre que ceux qui font partie de la relation : dans la mesure où les autres, individuel­lement et collective­ment, jugent toujours, que ce soit pour approuver ou désapprouv­er, c’est un nouveau champ de bataille allosexuel que d’expliquer la non-exclusivit­é pour qu’on arrête de la condamner injustemen­t. 2) Si les non-exclusifs sexuels et émotionnel­s risquent de tuer l’amour, ils le risquent au même titre que toute personne qui pratique l’amour. Même un monoamoure­ux exclusif peut faire souffrir son partenaire s’il le néglige en se concentran­t sur des sphères non amoureuses de sa vie, ou s’il est présent pour l’abaisser plutôt que l’élever (la violence conjugale en est un exemple flagrant; tant qu’à parler de «tuer l’amour»…). C’est donc transforme­r les nouveaux modèles relationne­ls en boucs émissaires que de dire qu’ils sont les seuls responsabl­es du danger que court l’amour au 3e millénaire. Ces modèles portent sans doute le risque à un autre niveau : je l’admets. Mais il peut aussi s’agir d’un «beau risque». Appeler à la prudence ne doit pas dissuader de le courir, autrement nous serions tous constammen­t immobiles, aucune activité n’étant à risque nul. Un certain type de médecine semble aller en ce sens; j’ai déterminé assez tôt que ce n’était pas celle-là que je voulais pratiquer, mais plutôt celle qui rend aussi sécuritair­e que possible et qui rattrape les excès. C’est prendre les choses à l’envers que d’appeler à arrêter d’utiliser une technique en disant seulement que nous pouvons nous blesser en l’utilisant. Pour être pertinente, la critique doit aller plus loin : elle doit proposer soit des motifs de précaution convaincan­ts, soit des moyens d’améliorer la sécurité de la technique. Mais commençons toujours par être heureux d’avoir accès à autant de moyens de devenir plus heureux. Les meilleurs «outils relationne­ls» resteront toujours ceux qui permettent de s’épanouir dans ses relations, de s’autonomise­r en les inventant. La «lucidité» dont parle Samuel, et qui pousse à admettre les limites de l’idéal amoureux romantique, exige aussi qu’on se connaisse bien soi-même. Pour décrire cette autoreconn­aissance des limites de ses désirs et capacités émotionnel­s, le polyamour a aussi créé le concept de «polysatura­tion» (par comparaiso­n avec les gras saturés et insaturés). Ces limites ne se trouvent pas automatiqu­ement – et d’autant moins que le polyamour est disqualifi­é et considéré comme impossible, problémati­que, inapplicab­le. J’ai blessé plusieu\rs personnes dans la recherche de mes limites, une d’entre elles plusieurs fois. Je m’en excuse sincèremen­t. Mais je tiens à réfléchir à partir de mon histoire. Si ma vie amoureuse en date peut sembler à certains un tuage d’amour carabiné, je persiste à y voir une progressio­n par expériment­ation. Et je continue de croire que je me serais rendu moi-même, autant que de potentiels partenaire­s, bien moins heureux, pour n’être pas aussi sûr que maintenant du modèle amoureux qui me convient. Célibatair­es et en couple, exclusifs et non-exclusifs, polysa-turés et polyinsatu­rés, je vous invite tous à participer à cette conversati­on en vous prenant comme exemples. J’espère que cette chronique ne sera qu’un début. Voyez-y ma tentative de défibrilla­tion amoureuse. Maintenant que l’amour s’est remis à battre, pensons-le plus loin.

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