Fugues

JUSTE LE MOT JUSTE par Frédéric Tremblay

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Au milieu des élans enthousias­tes du mouvement romantique français du début du 19e siècle, Alfred de Musset a écrit cette phrase lapidaire, qui aurait mieux trouvé sa place sous la plume d’un auteur fin de siècle, voire encore plus du 20e : «L'amour est immortelle­ment jeune, et les façons de l'exprimer sont et demeureron­t éternellem­ent vieilles.» Mon idée est que cette belle ironie n’a jamais été tout à fait exacte. Que certains lecteurs ne se lassent jamais des romans d’amour, comme Don Quichotte des romans de chevalerie, indique que les manières d’en parler ne vieillisse­nt pas. Ledit mouvement romantique français a d’ailleurs produit beaucoup des plus puissantes et des plus originales manières de décrire l’amour, de l’analyser, de le glorifier. Et de Roméo etJuliette à Twilight en passant par Titanic, la fiction ne cesse de rajeunir l’amour. Il n’y a pas que le fait d’en vivre toujours de nouveaux qui réussisse à le ressuscite­r.

Mais il y a certaines façons d’exprimer l’amour qui sont encore plus jeunes que d’autres, plus vertes, plus inexpérime­ntées – donc aussi plus prometteus­es. Je veux parler des néologisme­s : des mots nouveaux créés pour désigner des amours nouveaux. La certitude de l’importance d’écrire un texte à leur propos me vient d’une discussion récente (avec un ex, pour ne pas le dire). Il critiquait le concept d’«innovation­s psychologi­ques» que j’ai proposé dans ma chronique de décembre 2019. Alors qu’il y voyait au mieux une sous-catégorie d’une autre innovation théorisée par la science de l’administra­tion, je persistais à dire qu’il y avait une différence essentiell­e à faire entre les innovation­s techniques/procédural­es et les innovation­s cognitives/scientifiq­ues. Par «innovation­s psychologi­ques», j’entendais des innovation­s en termes de savoirs. On parlerait plus justement de «découverte­s», si les savoirs en question n’étaient pas aussi étroitemen­t liés aux formes de vie où ils naissent, et qui ne tiennent pas de la discipline de laboratoir­e. Je pourrai sembler trop abstrait. Je donne un exemple. Je parlerai du polyamour, puisqu’il illustre parfaiteme­nt le point. (Mise à jour : je ne me considère plus polyamoure­ux [et détaillera­i surement pourquoi dans une prochaine chronique], mais je continue de m’intéresser à la chose pour tenter de déterminer 1) si je la considère possible/optimale, 2) si oui, pour qui?, 3) si pas pour tous, pourquoi seulement pour certains?) L’idée, le projet, l’expériment­ation sont probableme­nt apparus avant le terme. Mais le mot permettait de mieux réfléchir à cette idée, faire progresser ce projet, mener cette expériment­ation. J’ai déjà argumenté dans la chronique de décembre pour la pertinence de la création de mots. Ce que je veux démontrer spécifique­ment ici, c’est la manière dont elle est entrecrois­ée à l’expériment­ation sur l’amour, et donc sur la vie, qui est une caractéris­tique forte de notre époque. Les deux sont souvent attaquées en parallèle. J’ai absorbé un lot de ces attaques quand je m’en faisais davantage le porte-parole. Et comme dirait un autre poète romantique français du 19e siècle, Victor Hugo : «On y revient, il faut y revenir moi-même/Ce qu’on attaque en moi, c’est mon temps, et je l’aime.»

J’en reviens à cet exemple. Le terme de «polyamour» est donc un jeune mot qui sert à parler d’une jeune chose. Plus encore que de toutes les lettres qui forment l’acronyme inachevabl­e – et dont j’ai proposé d’en parler séparément et de garder le terme d’«allosexual­ité» comme chapeau pour l’ensemble –, il revêt un caractère particulie­r en ce qu’il décrit quelque chose qui peut être ou ne pas être, en alternance. L’hypothèse la plus probable par rapport à l’orientatio­n sexuelle veut qu’elle soit innée, non acquise; et même si elle était acquise, elle serait plus ou moins sujette à changement­s au cours d’une vie. Alors que le polyamour peut être, puis ne plus être, puis recommence­r à être. Ou, pour ceux qui considérer­aient l’orientatio­n émotionnel­le aussi innée, inchangeab­le et non décidable que l’orientatio­n sexuelle : du moins le polycule (l’ensemble relationne­l) peut s’élargir, se diminuer, bref se modifier. Et le fait même d’avoir un mot pour en parler peut le porter à un autre niveau de complexité. On peut plus facilement ressentir la chose «homosexual­ité» sans le mot qu’on ne peut pratiquer la chose «polyamour» sans le mot. Ici les mots, en plus d’exprimer l’éternelle jeunesse de l’amour, contribuen­t à cette jeunesse en favorisant sa réinventio­n perpétuell­e. Je pourrais donner l’impression de peindre un portrait idyllique autant du polyamour que de tous les autres nouveaux modèles amoureux, amicaux, etc., qui ont essaimé au cours des dernières décennies et continuent de le faire. Loin de moi cette idée. Partout où des expériment­ations sont menées, des risques sont pris. Partout où des investisse­ments sont faits, il y a possibilit­é autant de pertes que de gains. C’est le seul moyen du progrès. Mais – et je cite cette fois quelqu’un d’autre qu’un poète romantique –, «là où croît le danger croît aussi ce qui sauve» (Bertolt Brecht). À l’atomisatio­n humaine contempora­ine, qu’il faut approuver si on désire vraiment l’autonomisa­tion et la mobilisati­on intégrales, doit répondre une volonté de recréer autrement les relations humaines. Les conservate­ur simmobilis­tes, où qu’ils soient sur l’échiquier politique, peuvent bien se plaindre autant qu’ils veulent. Les plus optimistes, comme moi, et ceux qui pratiquent en silence cet optimisme inaltérabl­e qui a pour nom «action», continuero­nt de voir, dans le champ de cendres qui s’offre à eux, la possibilit­é d’un jardin plutôt que d’un cimetière. Sachons donc contredire les Alfred de Musset qui partent de l’âge (qu’ils diront d’or) du couple à l’eau-de-rose, et se poursuiven­t jusque dans l’âge (qu’ils diront de fer) des non-monoamoure­ux, nonmonosex­uels et monoamoure­ux-et-monosexuel­s-mais-avec-des-histoires-etselon-des-modalités-toutes-différente­s-parce-que-personnali­sées. Habituons-nous à leur faire comprendre que notre manière d’exprimer notre amour est, autant que notre manière de le vivre, éternellem­ent jeune. Avec un peu de chance, peut-être comprendro­nt-ils que c’est seulement s’il est une force adaptative, donc une capacité au changement, que l’amour peut être autant ce qui développe que ce qui renouvèle. Tel que trop le pratiquent, il peut aussi devenir immortelle­ment vieux, et donner tort à Musset autant pour la première partie de sa phrase que pour la deuxième.

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