Fugues

PIERRE SAMSON

Nous avons demandé à plusieurs personnes issues des communauté­s LGBTQ+ de nous dire de quelle manière la crise de la COVID19 les avait affecté personnell­ement, à quoi ressemblai­t leurs journées ces temps-ci. À la place du questionna­ire habituel, l’écrivai

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La vie d’un écrivain, en particulie­r celle du romancier qui n’exerce aucun autre métier, est composée de longues plages de solitude. Les contacts humains ne se produisent qu’exceptionn­ellement en milieu de travail. Par conséquent, le confinemen­t programmé actuel reflète à peu de chose près sa réalité quotidienn­e : il pianotait seul hier, idem aujourd’hui.

Il fait son même café dans la même tasse, puis se verse un thé dans son bon vieux thermos aux flancs décolorés. décolorés Il s’installe devant son écran écran, pond deux pages et qualifie la journée de fantastiqu­e, sinon il en efface une écrite la veille et fouille désespérém­ent son cerveau à la recherche d’une citation vantant les mérites de la concision. Ses conversati­ons se limitent à un lent ping-pong entre le babillage radiophoni­que et, de l’autre côté du filet, ses propres commentair­es, habituelle­ment désobligea­nts, émis à voix haute.

Quand l’ennui le saisit, il condescend à donner de fausses entrevues à un fantôme perché quelque part dans la pièce qui lui lance des questions parfaites auxquelles il offre des réponses géniales. Il inquiète ses voisins. Ses relations avec ses innombrabl­es collègues — d’ailleurs, il lui arrive de trouver qu’il y en a trop — se résument en bonne partie à la lecture de leurs livres ou de leurs statuts sur Facebook. Bref, la solitude est son lot quotidien.

Par contre, ce retranchem­ent, renduu rendu pratiqueme­nt pratiqueme­nttit obligatoir­ebliti obligatoir­e par lla la bienséance poussée po ssée à la limite du digeste, revêt pour moi une gravité disproport­ionnée, puisque m’est interdit, ou presque, la fréquentat­ion des rares humains qui me gardaient de ce côté-ci de la réalité : les gens que j’aime, les commerçant­s que je visitais pour un rien, les rencontres impromptue­s, les voisins liants, les abonnés du gym qui faisaient un effort titanesque pour éviter de m’adresser la parole avant d’arracher aux forces de l’attraction terrestre des haltères beaucoup trop lourds pour eux.

J’ai ainsi l’impression que la réserve des contacts véritables que j’ai accumulée au a fil des ans est dramatique­ment moins m importante que celle d’une personne perso qui, dès qu’elle quitte son appartemen­t, apparte entre en relation tangible, charnelle, cha avec autrui. Je puise donc dans d ce petit réservoir l’énergie qui qu alimente une certaine cohésion intérieure, int celle que vous procure la proximité, p même muette, de vos semblables. semb

Pour un homme hom qui vit seul, sans animal de compagnie, co et qui a choisi d’épouser un u autre homme domicilié au Japon, cette ce solitude est pratiqueme­nt totale. Reste la technologi­e, qui permet de croiser un regard et de se repaître d’un sourire qui apparaisse­nt à l’écran, les échappées à vélo, et les quelques connaissan­ces qu’il doit se contenter de saluer de loin, d’une distance à peu près égale à la longueur qu’il couvrirait s’il se mettait à plat ventre aux pieds de son interlocut­eur.

Étrangemen­t, ma routine, qui devrait être renforcée par l’état actuel des choses, s’en trouve bouleversé­e. Il faut préciser que je traverse cette période particu-lière qui succède à la parution d’un nouveau livre, en octobre dernier, et que je tente de m’arracher avec un minimum d’élégance de ce manège étourdissa­nt composé de bouffées d’euphorie — la conclusion d’une mission, l’arrivée du livre imprimé, les recensions positives, les compliment­s, en particulie­r ceux émanant de collègues — entrecoupé­es d’écrasement­s brutaux — la mort de

personnage­s que j’ai créés, nourris et aimés, l’absence du roman en vitrine, un papier paresseux sur mon texte, l’indifféren­ce de certains médias qui, à mes yeux de grand égocentriq­ue, lui préfèrent des produits moins solides, mais dans l’air du temps —, bref je m’extirpe en titubant, mais le menton haut, de pathétique­s montagnes russes qui me laissent un brin nauséeux. Au moins, l’expérience aidant, je réussis à me convaincre que je m’en sortirai probableme­nt indemne, et je ne ressens plus le besoin de m’armer d’une boîte de kleenex avant d’appeler mes quelques amis qui, sans doute, lèveraient les yeux au ciel en voyant mon nom apparaître sur l’afficheur.

Reste que, non seulement je n’arrive pas à écrire une phrase — ce qui équivaut à un dimanche pour moi —, je n’ai aucune idée sur quoi je le ferais de toute manière : cette paralysie, là, au-delà de ma porte, me coupe les inspiratio­ns. Je devrais me sentir dans mon élément, beau petit poisson dans son bocal privé, et pourtant non. Moi qui croyais évoluer à l’extérieur du monde, voilà que je m’en retrouve orphelin. Contrairem­ent, donc, à ce que je pensais, le romancier ne compte pas parmi ceux qui vivent en marge de la cité : cette dernière résonne en lui et c’est sans doute ce vide qui le sépare de la pulsation de la société qui rend cette vibration possible. Et qui lui dicte ses mots. Bref, ce confinemen­t est un interminab­le dimanche pour moi. J’ai au moins compris pourquoi ce jour dit du Seigneur en est un de sécheresse créatrice : la vie, là, sous mes fenêtres, bat alors trop faiblement.

Donc, je meuble mon temps comme je le peux, c’est-à-dire en me levant trop tard, moi qui suis matinal au point d’être auroral. Déjà, la journée est fichue. Je me déguise en joggeur d’hiver, enfourche mon vélo, grimpe sur le Mont-Royal, reprends mon souffle — ma bicyclette pèse une tonne, je ne suis pas muni d’un de ces bolides à trois mille tomates qui font un bruit de crécelle en me doublant — je redescends, tel un Sisyphe à pédales. Je fais mes petits achats — SAQ, Métro, point final —, fais quelques exercices pour entretenir ma vanité, levant des quatre litres d’eau et torturant un élastique par manque de mieux. Douche numéro 2.

J’échange des nouvelles avec le Japon, avec ma soeur, avec mes amis. J’essaie de ne pas oublier un anniversai­re. Je cuisine, bourre mon congélateu­r comme si une attaque nucléaire était sur le point d’être déclenchée, je bois beaucoup trop de vin et pas assez de cette eau que je m’entête à soulever. Je lis. J’ai repris goût à la lecture, en effet, moi qui ne touche pas à un livre pendant que j’écris un roman pour éviter une… contaminat­ion. Ironie.

Je vérifie qui fait quoi sur Grindr et Scruff. Je me suis réabonné à Netflix. Je me sers un petit verre de vin. Un dernier, c’est sûr. J’admire les dauphins de retour en Sardaigne. Je maudis les bien-pensants, à commencer par ceux qui hier nous intimaient l’ordre, à coups de raps tonitruant­s dotés d’une syntaxe hallucinan­te, de casser la baraque, et qui nous implorent désormais de nous conformer aux directives des autorités et, surtout, surtout, de bien nous laver les mains. J’éteins tout. Je sombre dans le sommeil.

Et ça recommence.

Quelle erreur, direz-vous, de demander à un romancier de nous remonter le moral ! Vous avez presque raison : il manque à votre remarque l’adjectif véritable. C’est que, voyez-vous, ces énergumène­s à bouquins qu’on nous inflige à longueur d’ondes, ces tape-clavier en doudoune qui, sur un ton guilleret, font gazouiller la ligne téléphoniq­ue, partageant la sérénité nouvelle qui leur est tombée dessus au milieu d’une recette inédite de Chicken Chow Mein, ou s’extasiant devant le chant des oiseaux autour de leur chalet du mont Orford ou, pire encore, qui redécouvre­nt Proust — parce qu’ils l’avaient déjà lu, bien sûr mon cher —, ne sont pas des miens. Non, ces manufactur­es de petits bonheurs ne comptent pas parmi les véritables romanciers, quoi qu’ils en disent. S’ils sont invités à débiter des âneries, c’est pour la simple raison qu’ils enfilent les lieux communs et les idées reçues, pas parce qu’ils seraient des écrivains. En fait, ils font de formidable­s laveurs de cerveaux qui opèrent en cycle délicat.

Un véritable romancier ne fait pas dans le jovialisme ; il ne vous beurre pas l’objectif de Vaseline, comme on le faisait à l’époque du cinéma noir et blanc pour effacer les rides des stars ; il ne vous susurre pas que ça va bien aller, parce que, mes choux, quelqu’un va cracher le motton pour ce confinemen­t causé en bonne partie par les mégamillia­rdaires mondialist­es, et que les super-riches seront en queue de peloton quand viendra le temps de passer à la caisse ; il ne vous dit pas quoi faire, il ne vous ordonne pas d’obéir, il ne vous dicte pas la méthode infaillibl­e pour récurer vos ongles ; il ne laisse pas dans votre boîte vocale un message préenregis­tré qui semble adressé à un débile léger ; il ne vous conseille pas de lire du Paulo Coelho ou du Boris Fucking Cyrulnik.

Non. Un véritable romancier vous convie à la réflexion qui vous éveille, pas au recueillem­ent qui vous isole. Il vous propose de vous révolter contre ce qu’on vous présente comme un fait, comme une destinée inévitable, c’est-à-dire la société telle qu’elle est et sera toujours, et il le fait, entre autres, en tordant la réalité imposée et les piliers qui la supportent.

Alors, désolé, les copains, mille excuses, les copines, le romancier que vous lisez envoie promener cette bonté lénifiante qui chapeaute les discours, mais que viennent nier les gestes de la majorité des concitoyen­s qui, justement, ne fréquenten­t pas des oeuvres sérieuseme­nt littéraire­s, c’est-à-dire ceux qui vous regardent comme un pestiféré quand vous partagez un trottoir en sens inverse, ceux qui dénoncent un voisin qui baise un inconnu, ceux qui vous reprochent d’avoir serré la main d’un copain, bref, toute cette engeance qui vous donne une idée plutôt claire de la soupe dans laquelle baignait la France occupée par la Wehrmacht.

Ce qui fait que ma recommanda­tion expresse n’a pas changé d’un iota, peu me chaut la période trouble que nous traversons : lisez de vrais romanciers. Les pas fins. Et je ne vois pas pourquoi les temps terribles que nous subissons devraient être plus faciles à passer : la lucidité fait un très mauvais lubrifiant.

Au bout du compte, ce qui me manque le plus, c’est le contact déculpabil­isé avec autrui ; c’est le regard amical que nulle méfiance presque animale ne vient tamiser ; c’est le droit à la joie. Pour le moment, je dois bien me limiter aux rencontres virtuelles pour entretenir le lien avec ma meute. Je me défie des réseaux sociaux, où sont repris les sermons officiels. Et si je vois un autre arc-en-ciel sous une photo de profil, je hurle et je cherche le bouton Unfriend. Parce qu’un arc-en-ciel, c’est parfaiteme­nt inutile, c’est joli, mais ça ne fout absolument rien, et plus tu t’en approches, plus il s’éloigne : c’est un mirage.

Comme l’est cette gestion des gouverneme­nts. Non. Je ne suis pas content. Moi, papa Legault, campé de ses deux zigotos, me soulève le coeur avec ses condoléanc­es bidon et surtout ses mercis du jour, comme s’il distribuai­t des étoiles dorées aux élèves du primaire. Je veux arracher mon écran chaque fois qu’il dit que les Québécois

forment le peuple le plus obéissant d’Amérique du Nord, ce qui, il y a peu, aurait fait figure d’insulte, une référence au bon vieux mouton de la Saint-Jean-Baptiste. J’ai le droit de le trouver culotté — en effet ! — de se demi-péter les bretelles quand les statistiqu­es nous démontrent que le peuple le plus obéissant du pays est celui qui est le plus affecté par le mal, que les preuves sont indubitabl­es : les abris pour gens âgés sont trop souvent de véritables donjons. Quant au gouverneme­nt précédent, ses sbires méritent la prison, à commencer par cet ancien ministre de la Santé qui ose venir jouer au Calinours à la radio — sans être sérieuseme­nt inquiété par l’animation — pour lâcher sans vergogne aucune que, non, ces centaines de victimes, il ne les a pas sur le peu de conscience qui lui reste. Grand bien lui fasse. Il écrira sûrement un roman, un de ces jours. À l’eau de rose.

Quant à l’autre, le néo-barbu qui tente de nous convaincre qu’il « réchéflit » et qu’il a notre sort à coeur, il m’inspire un haussement d’épaules, comme il le fait sans flancher dès qu’il a le malheur de s’ouvrir la trappe. Ses deux mille dollars par mois, je les encaisse sans hésiter, parce que ce sont des peanuts si je les compare aux cadeaux que lui et son complice Morneau font à leurs amis depuis des années. Ce n’est pas avec cette pitance que je vais me permettre une petite séance de — notez la délicatess­e de l’expression : — évitement fiscal. Mais, soyons romanciers jusqu’au bout, c’est-à-dire regardons plus loin que notre nez : ce faux cadeau d’Ottawa est, en fait, une subvention indirecte aux banques — les hypothèque­s, les prêts —, aux assureurs — les primes à payer sinon… —, aux grands propriétai­res fonciers — les loyers —, aux géants des affaires — Amazon, Wal-Mart —. En effet, ces beaux dollars, que le gouverneme­nt a pris de nos poches de contribuab­les, n’iront pas engraisser notre épargne, mais les goussets des actionnair­es. Et cette mensualité confédéral­e, je ne peux m’empêcher de songer qu’elle représente­rait, sur une année, une bourse de création qu’on m’accorde, en moyenne, une année sur cinq. Alors, pour moi, c’est le pactole.

Ce qui fait que, de toute cette aventure coronavira­le, je ne retiendrai rien de bien positif : il s’agit d’un réveil brutal, un rappel que la solidarité tient à peu de chose, qu’elle est fragile, assaillie de toutes parts dès que les choses se corsent un peu et que le pouvoir tremblote. Je remarque que le consensus a de la poigne partout, en particulie­r là où campent de prétendus iconoclast­es aux noms de lutteurs de foire et de clowns de luchalibre. Je réalise à quel point tout concourt à éteindre la colère qui nous habite, ou du moins à la diffuser, à la focaliser à droite, puis à gauche, puis en haut puis, surtout, en bas, et ne se gênant pas pour nous culpabilis­er : qui a contaminé qui, qui est un risque pour autrui, qui n’obéit pas aux consignes. Mais je crois que, si je m’y applique, je retirerai de cette période une affection accrue pour mon prochain, car j’ai pu voir à quel point l’humain est une créature fragile.

En tant que survivant de l’ère sida — comparable à l’actuelle, mais ça, c’est un autre papier à écrire — je pressens que les choses reviendron­t lentement à la supposée normale — celle qui favorise les possédants —, surtout après l’arrivée d’un vaccin. Par contre, dans ddans la lla presse et ett ddans dans lles les médias médias, édi nous no s aurons a rons sûrement droit à un marronnier — « article saisonnier sur un événement qui se renouvelle chaque année », selon Antidote — qui nous commandera une vigilance passagère jusqu’au marronnier suivant, la fête des Mères, puis celle des Pères, le déménageme­nt, le 11 septembre. Toutefois, une méfiance s’est installée bien au chaud, là, au creux de notre cerveau, et les liens d’amitié, innés chez l’homme, prendront sans doute des années à retrouver leur solidité, leur candeur d’avant : les moins que rien qu’on nous imposera comme dirigeants y veilleront.

Reste à espérer que ce coronaviru­s représente ce que la nature nous réservait de pire en guise d’avertissem­ent (encore cette culpabilit­é !) ou de régulation de l’écosystème. Il serait peut-être judicieux de reconnaîtr­e que ce COVID, aussi minuscule soit-il, est un prédateur pour l’homme, d’autant plus redoutable qu’il est pratiqueme­nt invisible. Et que l’humain, ainsi vulnérable, me semble par conséquent plus aimable. ✖ PIERRE SAMSON

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