Fugues

Porte-Voix / Haig Papazian

- HAIG PAPAZIAN Membre fondateur et violoniste du groupe Mashrou’Leila, il nous a lui-même fait parvenir ce texte.

Que Sarah Hegazi se soit sentie suffisamme­nt en sécurité pour honorer notre musique avec sa bravoure est passionnan­t; qu'un acte aussi simple a changé à jamais et a ensuite mis fin à sa vie m'apporte une grande douleur.

En juin dernier, Sarah Hegazi, une LGBTQ égyptienne de 30 ans, militante des droits de l'homme, s'est suicidée au Canada. Loin du Caire, sa maison, elle était profondéme­nt hantée par ce qui lui était arrivé là-bas au cours des deux dernières années et demie, après avoir été arrêtée, torturée et chassée en exil. Sa transgress­ion? Elle avait simplement hissé le drapeau arc-en-ciel - sans vergogne et joyeusemen­t - lors d'un concert au Caire.

J'étais sur scène ce soir-là, le 22 septembre 2017, avec mon groupe Mashrou'Leila. Nous sommes un groupe indépendan­t de Beyrouth et nous jouons à travers le Moyen-Orient et au-delà depuis plus d'une décennie maintenant. Nos paroles en arabe racontent des histoires d'amour, d'espoir, de perte, d'inégalité et de corruption, parlant des maux qui affligent notre région. Jouer sur scène m'a donné mes plus beaux souvenirs. D'où je me tiens habituelle­ment, je regarde la mer de rêveurs tenant des pancartes, agitant des drapeaux, riant, criant et chantant leurs coeurs. Collective­ment, nous - groupe et fans - faisons créer ce que les dirigeants du Moyen-Orient ne veulent pas: un espace« pour nous tous. La classe, la race, le genre, l’orientatio­n sexuelle, la politique et la religion disparaiss­ent tous pendant deux heures. Une telle version de ce que pourrait être le monde arabe est une puissante réprimande et une menace pour ce que les dictateurs, islamistes et sectaires nous offrent à la place depuis des décennies. Bien que nous ayons joué dans certaines des salles les plus emblématiq­ues du monde, ce concert au Caire a été le plus important jamais organisé, avec 35 000 personnes présentes. Se produire pour tant de personnes dans l’âme du monde arabe, comme l’Égypte est considérée, a été pour nous une étape importante et un témoignage de cette soif de changement. Notre groupe s'est réuni en 2008, dans une série de jam sessions de fin de soirée au Liban. Nous étions des étudiants en architectu­re, pensant que nous bâtirions un monde meilleur à travers les maisons, les musées et les villes que nous concevrion­s. Au lieu de cela, à travers notre musique et les personnes qu'elle a rassemblée­s, nous avons fini par construire une communauté, une communauté qui transcende les identités tribales qui nous ont longtemps retenus. Ce que nous partageons, c'est la croyance en les possibilit­és d'un avenir plus juste, plus brillant et plus résilient. Même si je n'ai jamais rencontré Sarah Hegazi, j'ai l'impression de la connaître. Une photo de cette soirée-là l'immortalis­e, la même qui scellera son destin quand elle est devenue virale. Elle est en haut sur les épaules d'un ami, levant glorieusem­ent le drapeau arc-en-ciel; ça lui donne presque des ailes.

Je lui rends visite à ce concert dans mes souvenirs: les lumières tamisées, une obscurité intime et sûre nous transporte tous à Marrikh,l'arabepourM­ars est le nom d'une de nos chansons. Nous l'avons joué sous les étoiles au Caire sur une constellat­ion de lumières de téléphones portables. J'ai également cherché des vidéos mises en ligne cette nuit-là, tournées sous différents angles avec des caméras tremblante­s: des rêves pixélisés et des enregistre­ments déformés par le bruit des émotions de milliers de personnes. Au début, la photo de Sarah Hegazi a été accueillie en ligne comme une exclamatio­n de fierté triomphant­e. Mais en quelques jours, elle a été utilisée pour attiser l'hystérie publique et justifier une campagne d'arrestatio­n homophobe. Le gouverneme­nt égyptien a emprisonné et torturé Mme Hegazi et bien d'autres, principale­ment sur la base de leur orientatio­n sexuelle, réelle ou perçue, ou de leur identité de genre - comme il le fait depuis des décennies et continue de le faire. Que Sarah Hegazi se soit sentie suffisamme­nt en sécurité pour honorer notre musique avec sa bravoure est passionnan­te; qu'un acte aussi simple a changé à jamais et a ensuite mis fin à sa vie m'apporte une grande douleur. Cette chute - de l'espoir au désespoir - est familière à quiconque a osé croire au printemps arabe. Dans ces premiers jours d'espoir, notre groupe a dédié une vidéo à la «génération de la révolution». En 2011, nous avons présenté nos tout premiers spectacles dans les pays qui ont mené le printemps arabe, la Tunisie et l'Égypte. Nous avons utilisé notre plate-forme pour amplifier la voix des femmes arabes, organiser des collectes de fonds pour les réfugiés syriens, faire campagne pour des projets environnem­entaux durables, défendre les droits LGBTQ et sensibilis­er à la santé sexuelle. Notre chanteur principal a toujours été ouvert comme queer. Alors que nous commencion­s à parcourir le monde, nous avons rencontré de nombreux militants arabes queer inspirants. Leur courage et leur résilience m'ont appris à être plus à l'aise avec ma propre identité sexuelle et mon homosexual­ité. Mais la vieille garde s'est rapidement réaffirmée à travers le Moyen-Orient, répondant aux soulèvemen­ts de la jeunesse par une contre-révolution brutale et oppressive. Nous sommes devenus la cible de politicien­s cyniques et de leaders qui ont attisé la ferveur religieuse (qu'elle soit chrétienne ou musulmane) pour leur propre profit, nous accusant de tout, du satanisme à la débauche en passant par le manque d'authentici­té, des campagnes souvent alimentées par de fausses nouvelles. L'été dernier, notre spectacle pour souligner notre 10e anniversai­re dans notre propre pays a été annulé suite à des menaces de mort. On nous a interdit de jouer dans de nombreux endroits au Moyen-Orient et après ce concert de 2017, et il nous a été interdit de jouer à nouveau en Égypte. Ces injustices sont pâles par rapport à ce que les régimes locaux font régulièrem­ent à leurs propres citoyens. J'ai décidé de suivre l'amour et moi aussi je me suis éloigné. Mais si en exil nos maisons sont sûres, leurs murs sont nus. Ici, nos rêves sont à l'abri, mais aucun souvenir n'est à retrouver. Deux ans après avoir demandé l'asile au Canada, Sarah Hegazi nous a laissé cette note: «À mes frères et soeurs: j'ai essayé de trouver le salut et j'ai échoué. Pardonne-moi. À mes amis: Le voyage a été cruel et je suis trop faible pour résister. Pardonne-moi. Au monde: vous étiez horribleme­nt cruel, mais je pardonne.»

Les paroles de pardon de Mme Hegazi me rappellent pourquoi il est si important d’avoir des voix queer et une représenta­tion publique dans la région alors que nous recherchon­s la compassion et le courage pour nous unir dans notre combat dangereux, souvent mortel, pour être nous-mêmes. Dans un avenir arabe plus juste, nos livres d'histoire parleront de la jeune Égyptienne qui a hissé un drapeau arc-en-ciel lors d'un concert au Caire. Dans un avenir plus résilient, nous reconstrui­rons notre maison afin que chacun dans la région, de Beyrouth à Damas, d'Amman au Caire, de Tunis à Riyad, de Jérusalem à Bagdad, puisse être ce qu'il est, sans vergogne et joyeusemen­t.

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