Fugues

Les personnes LGBTQ+ à travers le monde, l'engagement d'une vie

-

Victor Madrugal-Borloz est un avocat du Costa Rica. Il est secrétaire général du Conseil internatio­nal de réhabilita­tion des victimes de la torture et expert indépendan­t des Nations unies sur la protection contre la violence et la discrimina­tion fondée sur l'orientatio­n sexuelle et l'identité de genre. Victor Madrugal-Borloz était invité virtuellem­ent par Equitas dans le cadre de la série d'événements EquiTalks fin octobre dernier. Il y a parlé entre autres de la situation des réfugié.es LGBTQ+.

Parmi les invité.es à ses côtés, plusieurs personnes bien connues au Québec, dont Diane Labelle, Solange Musanganya ou encore Janik Bastien Charlebois, chacun.e apportant son expertise et ses commentair­es dans leur champ d'interventi­on. Du côté des institutio­ns gouverneme­ntales, la ministre du Développem­ent internatio­nal, Karina Gould, qui a un long parcours d'activiste communauta­ire.

Si les organismes LGBTQ+ à travers le monde connaissen­t bien Victor Madrugal-Borloz, il est moins sûr que l'homme le soit du grand public et même de celles et ceux qui composent la diversité sexuelle. Pourtant, son travail en collaborat­ion avec les principaux intéressé.es permet de faire remonter au plus niveau, l'ONU, les préoccupat­ions - et elles sont nombreuses - des personnes LGBTQ+ et de témoigner ainsi de la violence et de la discrimina­tion dont elles sont victimes et parfois de façon systémique dans encore de trop nombreux pays. Rencontre avec un homme qui croit que l'ONU joue un rôle crucial dans l'avancée des droits et de la protection des LGBTQ+ sur la planète.

Créer un mandat spécial à l'ONU concernant les questions LGBTQ+ n'a pas dû être un processus facile?

La création du mandat a été un processus extraordin­aire dans le contexte internatio­nal sur les droits de la personne. Ce processus a duré au moins 10 ans. Nous avons pu compter sur le travail extraordin­aire des organisati­ons de la société civile, j'ai pu compter plus de 1 000 organisati­ons de plus de 170 pays qui pensaient que c'était essentiel que l'ONU reconnaiss­e que l'orientatio­n sexuelle et l'identité de genre n'était pas seulement un point nécessaire, mais un point absolument essentiel pour l'analyse et pour cibler la discrimina­tion qui existait à l'égard des personnes LGBTQI à travers le monde. L'organisati­on s'est donc dotée d'un expert rapporteur indépendan­t dont la tâche est d'analyser la situation de discrimina­tion et de violence autour du monde, de faire un rapport annuel et de le présenter au Conseil des droits de l'homme et à l'Assemblée générale de l'ONU.

Le mandat a été créé au milieu d'une grande discussion qui a brisé le monde des représenta­tions étatiques en deux, entre les États qui pensaient que c'est un point valable et nécessaire d'une part, et d'autre part une coalition d'États, les États d'Afrique subsaharie­nne, les États du Moyen-Orient, la communauté d'États indépendan­ts qui disaient que la création de ce mandat correspond­ait à un agenda un peu obscur, comme celui de faire la promotion de l'homosexual­ité. Ces États résistaien­t à la création de ce mandat. Cela a été un processus dramatique. Il y a eu 5 votes qui ont été menés au sein du Conseil des droits de l'homme et de l'Assemblée générale de l'ONU, et la création du mandat a été adopté à deux ou trois voix de majorité à la fin de 2016.

C'est tout d'abord Vitit Muntarbhor­n, d'origine thaïlandai­se qui a hérité de ce mandat mais qui a dû se retirer pour des questions de santé. Moi, j'avais participé au processus du nouvel expert indépendan­t et j'ai été nommé par le Conseil des droits de l'homme. Ce n'était pas mon premier poste pour tout ce qui touche à ce domaine-là, j'avais été chargé d'un mandat semblable au sein de la Commission interaméri­caine des droits de l'homme à Washington. Comme vous le savez, j'ai été chargé de mettre en place la commission concernant les LGBT, je pense que c'est cette expérience qui a donné la confiance aux États de me confier ce mandat d'expert indépendan­t et je le suis depuis janvier 2018.

Si l'on remarque des avancées dans la reconnaiss­ance, le respect et la protection des personnes LGBTQ+ depuis plusieurs années, on constate aussi des reculs possibles comme en Hongrie, en Pologne, et même aux états-Unis.

Il y a un contexte actuel de chiaoscuro (clair obscur), des énormes avancées et de vastes ombres. Il y a beaucoup de raisons par lesquelles on peut voir un progrès tout autour du monde concernant la lutte contre la discrimina­tion et contre la violence dans un contexte difficile. Et mon mandat, c'est de faire un suivi dans des pays qui sont énormément avancées dans leur législatio­n, mais aussi dans des pays où la négation et le déni complet continuent à être la règle. Nous avons donc d'énormes obstacles dans le domaine légal où 2 milliards de personnes continuent d'habiter dans des pays de criminalis­ation, c'est presque qu'un tiers de la population mondiale.

Il y a encore 69 pays qui criminalis­ent l'orientatio­n sexuelle et l'identité de genre. Dans une bonne partie de ces pays-là, le déni complet est de mise. Les personnes LGBTQ+ n'existeraie­nt pas dans ces pays selon les dires des représenta­nts officiels. On peut le voir dans les déclaratio­ns du ministre de la justice de la Fédération de Russie, suite à la mobilisati­on internatio­nale contre la répression des LGBTQ+ en Tchétchéni­e, qui déclarait qu'après avoir fait enquête, il n'y en avait pas. Un ministre d'un pays de plus de 30 millions d'habitants m'affirmaien­t qu'il ne devait pas avoir plus de 300 personnes qui appartenai­ent à la diversité sexuelle. Concernant le backlash, on peut voir beaucoup de forces qui essaient d'arrêter cette avancée des LGBTQ+ au service d'agendas obscurs et qui se fondent sur la défense d'un système binaire dans lequel des rôles particulie­rs seraient naturels selon la configurat­ion génitale à la naissance et donc refusant le respect de la différence. Mais je suis convaincu

que cet effet de ressac, de backlash auquel on assiste dans certains pays, est un combat d'arrière-garde à la défense d'un système qui se meurt. Ces pays-là jouent leurs dernières cartouches.

Vous êtes amené à rencontrer de nombreux-ses représenta­nt.es étranger.es, est-ce que dans les conversati­ons formelles et informelle­s, pouvez-vous infléchir les positions des pays les plus fermés à la situation des personnes LGBTQ+.

Absolument, c'est très important. Mon mandat m'oblige à maintenir un dialogue permanent avec tous les États en incluant les États qui n'ont pas soutenu ce mandat. Les espaces informels de rencontre, pas seulement lors des grandes rencontres internatio­nales, sont essentiels. Au cours de mon mandat dans les trois dernières années j'ai eu au moins une cinquantai­ne de rencontres avec des représenta­nts diplomatiq­ues d'États qui étaient absolument contre la création du mandat. C'est grâce à cette structure de multilatér­alisme que l'on peut parler avec celles et ceux qui défendent des points de vue contraires. On peut toucher l'humanité de chacun.

Quand je voyage, je rencontre aussi bien des représenta­nts des gouverneme­nts que des organismes de la société civile mais aussi je rencontre toujours des représenta­nts religieux. J'ai eu l'expérience extraordin­aire d'avoir un dialogue avec le patriarche de l'Église orthodoxe géorgienne, le mufti de tous les musulmans de Géorgie, et un chef de la communauté juive de Géorgie. J'ai parlé à ces leaders religieux de ce pays et on a trouvé des points de départ qui étaient les mêmes. C'est important, quand on établit un dialogue si l'on a un point de départ commun solide pour arriver à une inclusion sociale plus harmonieus­e. Je n'ai pas de lunettes roses, je concède qu'il y a une minorité de représenta­nt.es qui promeuve l'exclusion, la discrimina­tion, l'emprisonne­ment voire la peine de mort, et c'est très difficile de leur parler. Mais je ne désespère pas. Ce mandat d'expert indépendan­t est là pour rester au sein de l'ONU.

Lors du renouvelle­ment de ce mandat, quelques pays de l'Afrique subsaharie­nne, du MoyenOrien­t et de la communauté des pays indépendan­ts ont voté pour le renouvelle­ment. Tous les pays membres de l'ONU ne peuvent plus faire comme si ces questions essentiell­es du respect et de la protection des personnes LGBTQ+ n'existaient pas.

On sait que beaucoup considère l'ONU comme une grosse machine qui en fin de compte coûte beaucoup d'argent et ne sert à rien, en quoi pour vous cette structure a toujours sa place et son rôle?

Je pense que premièreme­nt, l'ONU s'inscrit comme une structure idéologiqu­e du multilatér­alisme, comme une balance du pouvoir à un niveau internatio­nal. Je me demande quel serait l'utilité de nier l'existence d'un espace d'égalité pour un grand nombre de pays qui sont asymétriqu­es sur la question du pouvoir social, politique, culturel, économique et même militaire; et ne seraient jamais représenté­s et soumis à des pays plus puissants. Ils ont la possibilit­é comme tous les autres pays d'avoir un droit de vote dans toutes les décisions à prendre. C'est une grande conquête du monde d'après-guerre et je ne vois pas du tout l'intérêt de s'en passer.

Deuxièmeme­nt le pilier fondamenta­l de l'ONU reste la défense des droits humains avec la Déclaratio­n des droits humains qui reconnaît le droit à toute personne de vivre en liberté et en égalité. Troisièmem­ent, comme toute constructi­on humaine, cette structure a des avantages, mais elle a aussi de nombreux défis à relever. C'est une grosse machine, mais qui est pour moi efficace. Ce que je vais dire n'est pas très élégant mais il faut le souligner parfois, mais parmi les 84 experts nommés, ainsi que le groupe de travail avec qui ils fonctionne­nt, que ce soit sur la torture, les femmes, les enfants, les aîné.es et bien d'autres dans un contexte mondial de discrimina­tion et de violence, le font sur une base volontaire et ne sont pas rémunérés. Je tenais à le souligner.

Enfin, je n'ai jamais entendu en 25 ans de carrière, des victimes des droits humains qui souhaitaie­nt la disparitio­n de l'ONU. Paradoxale­ment, ce sont des gens qui sont au pouvoir ou qui souhaitaie­nt accéder au pouvoir qui, par des discours populistes, critiquent l'utilité de l'ONU.

Il ne faut pas oublier la situation des réfugié.es LGBTQ dans un contexte de grandes migrations. Quel est votre pouvoir dans ce domaine?

Selon les chiffres du Haut-commissari­at aux réfugiés, on compterait 75 millions de réfugié.es à travers le monde, que ce soient des réfugiés internes, déplacés dans le pays, ou externes, ou encore celles et ceux dans des camps de réfugié.es. Si l'on considère que ce sont entre 5 et 10% d’entre eux qui appartienn­ent aux minorités sexuelles, il y aurait entre 3 à 7 millions de personnes LGBTQ qui feraient partie des réfugié.es à travers le monde. C'est énorme!

Je vois la situation d'un.e réfugiée comme un très long voyage, aussi bien celles et ceux qui sont arrivé.es dans un pays d'accueil, accepté.es ou non, que celles et ceux en mouvement vers d'autres pays, que celles et ceux dans les camps, ou déplacé.es dans leur propre pays. Les personnes LGBTQ+ tout au long de ce voyage vont être confrontée­s à des violences de toutes sortes. Des violences inouïes, que l'on peut difficilem­ent imaginer. Que l'on pense au triangle du Nord de l'Amérique centrale, où les personnes trans, lesbiennes, et même gaies sont violées et qui arrivent dans des pays qui ont de la difficulté à reconnaîtr­e la violence qu'elles ont subi. Il en va de même dans les camps. Je pense aussi à leur vie au quotidien, comme dans le camp de Kakuma au Kenya qui comptent 60 000 habitants, où la majorité des personnes qui sont là reproduise­nt les normes de leurs pays quant à l'orientatio­n sexuelle et l'identité de genre. On peut imaginer à quel degré de discrimina­tion et de violence sont soumises les personnes LGBTQ+ qui s'y trouvent.

Il faut ajouter que les pays qui acceptent des réfugié.es LGBTQ+ d'une part demandent à que ces dernier.es fassent la preuve de leur homosexual­ité ou de leur identité de genre, Les autorités de l'immigratio­n évaluent les dossiers en fonction de perception­s occidental­es des LGBTQ+ alors que les frontières sur l'expression de l'orientatio­n sexuelle et de l'identité de genre. Comme ce scandale en Grande-Bretagne, il y a 5 ans. Un questionna­ire devait faciliter l'évaluation de l'homosexual­ité de demandeur du statut de réfugié. On demandait dans ce questionna­ire de citer trois chansons de Kylie Minogue. Et bien évidemment, de nombreux gais africains ne connaissai­ent pas la chanteuse et avaient été considérés comme mentant sur leur orientatio­n sexuelle. Moi, je m'intéresse et travaille sur toute la chaîne du voyage d'une ou d'un réfugié.e LGBTQ+, ce voyage long, pénible, avec des niveaux de violences insupporta­bles, et c'est aussi mon rôle de travailler avec tous les pays pour changer leurs conditions, leur offrir protection, respect, et aide. DENIS-DANIEL BOULLé denisdanie­lster@gmail.com

INFOS | WWW.OHCHR.ORG

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada