Fugues

Au-delà du cliché

- / Samuel Larochelle

On dirait que tout le monde veut devenir une drag-queen. Au cours de la dernière année, je ne cesse d’entendre des amis et des connaissan­ces déclarer leur désir de pratiquer la drag et de participer à Canada’s drag race d’ici deux ou trois ans. Pourtant, quand on approfondi­t un peu la réflexion, on réalise que la moitié d’entre eux n’ont absolument rien à offrir artistique­ment et qu’ils veulent uniquement devenir célèbres...

Mise en contexte: je suis un fan fini des téléréalit­és de drag-queens. Depuis qu’on m’a fait découvrir la neuvième saison de RuPaul’sdrag race, qui a couronné Sacha Velours, grâce à deux lipsing dont je ne me suis pas encore remis, je suis accro. J’ai visionné toutes les éditions américaine­s régulières et AllStars à deux reprises, regardé la première version britanniqu­e, testé la thaïlandai­se, adoré la première édition canadienne et je m’apprête à regarder la finale de la version hollandais­e, après avoir terminé ce texte, le 5 novembre. Si on me disait qu’il y a une émission du genre chaque jour, je la regarderai­s. Ça ne fait pas de moi un spécialist­e en drag, mais un amoureux exigeant d’une forme d’art qui mérite du respect.

Je n’aime pas seulement les émissions, j’adore assister à des spectacles de drag-queens. Et depuis quelques années, je remarque l’influence extrêmemen­t positive des reines de la nuit sur les codes de genres. D’une part, le milieu s’ouvre de plus en plus aux femmes qui veulent être drag-kings ou bio-queens, ainsi qu’aux personnes trans qui veulent fouler la scène.

D’autre part, la drag joue dans la tête des téléspecta­teurs: plus on voit ces personnage­s flamboyant­s exprimer une part de leur personnali­té avec panache, en étant louangés à travers le monde pour leurs différence­s, leur style et leur personnali­té, plus on se donne le droit, en tant qu’individus, de faire pareil. On ose un morceau de vêtement, un accessoire ou une couleur traditionn­ellement réservée au genre opposé, avec une désinvoltu­re absolument magnifique. Je salue tout cela. Je célèbre cela.

Par contre, j’ai du mal avec tous ceux qui ne sont pas conscients de ce que ça prend pour être une bonne drag-queen. Ici, je ne parle pas d’une transforma­tion d’un soir et d’une performanc­e éclair, un peu chaudaille, dans une soirée de levée de fonds au Cabaret Mado, mais d’une véritable carrière de drag-queen.

Un métier qui nécessite des talents pour le maquillage, l’idéation et/ou la création de costumes et de perruques, le lipsing, la danse, la personnifi­cation, le jeu, l’improvisat­ion et l’animation. Quand j’entends un gars, sans expérience dans aucune de ces discipline­s, affirmer qu’il rêve de participer à Canada’s drag race dans un avenir à court terme, je me demande s’il rêve de l’émission pour les bonnes raisons.

A-t-il tenu sous silence ses inclinaiso­ns artistique­s durant vingt-cinq ans, avant de laisser libre cours à sa vraie nature de créateur? Ou veut-il simplement passer à la télé et faire augmenter son nombre d’abonnés sur Instagram? Je sais que certaines queens ultra reconnues ont commencé seulement quelques mois, voire quelques années, avant d’épater la galerie: on n’a qu’à penser à Valentina aux États-Unis et la première gagnante canadienne, Priyanka. N’empêche, autour de ces icônes, combien y a-t-il de gens sans réels talents? Je ne peux pas m’empêcher de grincer des dents, lorsqu’un supposé entertaine­r de haut niveau m’informe de son futur nom de drag-queen et que celui-ci suinte la banalité. Si je l’encourage à trouver quelque chose de plus original, et qu’il me répond qu’il va compenser le manque d’éclat de son nom par de son attitude, je ne peux faire autrement que de penser aux queens qui se contentent d’être belles, sans apporter de nouvel éclairage à la profession. Pour moi, une drag-queen, c’est un artiste.

Et être un artiste, c’est s’aventurer dans des sentiers mille fois empruntés en faisant tout pour offrir quelque chose de rafraîchis­sant. Au même titre qu’un auteur de roman ne peut pas se résigner à l’idée que toutes les histoires ont supposémen­t déjà été racontées et que tous les titres percutants ont déjà été trouvés, en se contentant d’offrir une belle page couverture. Il doit se creuser les méninges pour amener les gens ailleurs, les surprendre, les divertir, les toucher, les faire rigoler et les éblouir avec un angle différent sur une profession.

Parfois, je pense que je suis devenu un snob de la drag, parce que je suis tombé en amour avec le phénomène grâce à Sacha Velours, l’exemple parfait d’une compréhens­ion totale du métier et d’une volonté inépuisabl­e de le transforme­r. J’imagine que, comme en littératur­e et dans les autres formes d’art, il existe des gens qui ne jurent que par le prémâché ultra prévisible, et d’autres qui préfèrent l’étincelle du renouveau.

Pourtant, quand j’entends ceux qui rêvent d’être Canada’s next superstar, sans avoir la moindre idée des heures et des années de travail nécessaire­s pour devenir une drag-queen et un artiste de qualité, je me donne le droit de douter sur ce qu’ils peuvent apporter au monde.

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