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UN VRAI GENTLEMAN

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Comment assumer la responsabi­lité de créer les premières représenta­tions en images animées d'une personne qui nous a quitté.e.s ? Et comment rendre justice au souvenir d’une figure dont l’héritage a été déformé par les médias grand public pendant des décennies après sa mort ? Ce sont des défis que les réalisateu­rs Aisling Chin-Yee et Chase Joynt relèvent avec originalit­é dans Un vrai gentleman / No Ordinary Man un film qui corrige le récit autour de Billy Tipton, un musicien de jazz transgenre.

Billy Tipton était un musicien de jazz influent ; il a travaillé entre les années 1930 et 1970. En 1989, lorsqu'il meurt dans les bras de son fils Billy Jr., sa famille et le public découvrent que le sexe qu'on lui a attribué à la naissance est féminin. Bien que Tipton était sans équivoque un homme trans, son histoire a par la suite été déformée par les médias qui le présentaie­nt comme une femme qui s'habillait en homme pour faire carrière dans l'industrie de la musique.

Un vrai gentleman raconte une histoire transgenre perdue qui est finalement expliquée et contextual­isée de manière créative. C’est une responsabi­lité qu’Aisling Chin-Yee une productric­e cisgenre, auteure et réalisatri­ce (on lui doit, entre autres, le film TheRestof Us avec Heather Graham) basée à Montréal, n’a pas pris à la légère quand la productric­e et amateur de jazz Sarah Spring, qui a eu l’idée de faire un film sur Billy Tipton, l’a contacté.

Avec Amos Mac, artiste et écrivain trans masculin basé à Hollywood, elle se met à faire des recherches et à penser à quelle structure pourrait prendre le documentai­re. « Nous avons commencé à faire des interviews et à faire des recherches sur la vie de Billy. Nous avons parcouru les archives de l'Université de Stanford. Puis Chase (Joynt) a rejoint notre équipe de création en tant que coréalisat­eur. Nous avons tous les trois façonné ce projet. »

« En tant qu'homme trans intéressé par l'histoire des trans, je me suis toujours préoccupé par qui contrôle l'histoire », ajoute Chase Joynt. « L’histoire de la vie de Billy Tipton a toujours été contrôlée par les médias grand public. « Ce projet a été une opportunit­é incroyable d'aborder la vie de Tipton avec une perspectiv­e trans. »

« ça a été une collaborat­ion extraordin­aire, non seulement entre nous, les réalisateu­rs, mais aussi avec les nombreux acteurs

visionnair­es de la culture transgenre qu’on retrouve dans le film », explique Chin-Yee. « Porter l’histoire de Billy Tipton à l’attention du public est extrêmemen­t gratifiant ».

Un vrai gentleman n’est pas un documentai­re biographiq­ue ordinaire. L’oeuvre va bien au-delà des images d'archives standard et de l'approche traditionn­elle des entretiens filmés. évidemment, le film présente des photos et des enregistre­ments audios de Tipton et sa vie est racontée à travers des entrevues avec des historiens, des musiciens, des sociologue­s et des personnali­tés dont la majorité sont trans. Mais une autre grande partie du film consiste en des « auditions » où les cinéastes ont invité une série d'acteurs transmascu­lins à interpréte­r des scènes scénarisée­s de la vie de Tipton. C’est dans ces scènes d’audition que le film prend vraiment vie.

« Pour les enregistre­ments audios et écrits de Tipton, il y avait ses albums qu'il avait enregistré­s, des cassettes de répétition et une carte de Noël personnell­e que lui et sa famille avaient envoyée à sa belle-mère » explique Aisling Chin-Yee. « Mais nous n’avons pas trouvé de films d’époque. Nous savions que si nous allions écrire des scènes ou créer une représenta­tion de Billy à l'écran, ce serait en fait la première fois que quelqu'un verrait sa représenta­tion ».

Pour Chase Joynt, il était important de « reconnaîtr­e la responsabi­lité de représente­r quelqu'un qui n’est pas là pour raconter sa propre histoire. »

« Amos Nac (le co-scénariste) et moi avons écrit plusieurs scènes différente­s de différents moments de la vie de Billy basés sur nos recherches sur lui », explique Aisling Chin-Yee. « Nous voulions utiliser le processus qu'un acteur doit traverser pour entrer dans son personnage parce qu'il est similaire au processus que nous essayons de faire dans ce film, qui demande ce que Billy pensait et ressentait à ce moment-là. Sans prétendre que nous sommes Billy. »

« Et en remettant ces mots ou ces scènes entre les mains de divers artistes, acteurs et activistes transmascu­lins, ils contribuen­t tous à interpréte­r et à incarner son histoire », considère Chase Joynt.

Ainsi, au lieu de raconter une version de l’histoire de Tipton, les cinéastes ont permis à des acteurs de raconter leur propre version de Billy, le tout filtré à travers une perspectiv­e transmascu­line que l’on voit rarement s’exprimer à l’écran.

Si ne pas avoir d'images animées de Tipton était une restrictio­n, c’était aussi une opportunit­é pour les cinéastes de commencer immédiatem­ent à penser de manière créative au-delà des limites de la reconstitu­tion et de la façon dont les documentai­res ou les biographie­s filmé.e.s ont tendance à être créé.e.s. « L’importance de son histoire n’est pas seulement le récit de qui il a rencontré, où et quand. » explique Chase Joynt. « C’est un voyage beaucoup plus interne et émotionnel pour de nombreuses personnes impliquées dans la compréhens­ion de son histoire. »

Nous sentons comment l'héritage des personnage­s historique­s transgenre­s se répercute jusqu'à aujourd'hui dans les conversati­ons que les cinéastes ont avec ces acteurs ainsi que dans les conversati­ons incluses dans le film que les acteurs ont entre eux dans la salle d'attente.

La dernière pièce du puzzle émotionnel proposé est la rencontre avec Billy Jr., le fils de Tipton. « Nous étions en contact avec Billy Jr. dès l’étape de la recherche », précise Chin-Yee. « Nous savions que nous voulions lui parler de sa relation avec son père et de ce qui lui était arrivé ainsi qu'à sa mère après la mort de son père, en particulie­r lorsque les médias se sont emparés du récit. »

À travers des vignettes intimes de sa vie et son témoignage, dans la maison où Junior discute des souvenirs de son père, on sent très bien à quel point la déformatio­n médiatique de la vie de Tipton lui a été nuisible. On voit également le processus de guérison en action. Billy Jr. a toujours soutenu que son père était un homme, même tout au long du cirque médiatique traumatisa­nt entourant la mort de son père et même s’il n’avait pas le langage pour penser à Tipton comme « transgenre ».

Les conversati­ons qu'il a à l'écran avec l'activiste Jamison Green et le coréalisat­eur Chase Joynt sont les premières occasions qu’a Billy Jr. de parler à des personnes trans de l'héritage de son père. Des scènes particuliè­rement fortes ou Jr. est visiblemen­t ému d’entendre à quel point l’histoire de son père est importante pour les personnes transmascu­lines d’aujourd’hui, comme s’il était enfin parvenu à tourner la page.

« Le jazz était la passion de Billy, mais il nous a légué bien plus que de la musique », conclut Chase Joynt. « Pour toutes les génération­s de personnes transgenre­s — moi y compris — la vie de Billy sert d’exemple indispensa­ble d’une vie riche et épanouissa­nte en tant que personne transgenre. » ✖ YVES LAFONTAINE yveslafont­aine@fugues.com

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LES CRéATEURS DU FILM CHASE JOYNT, AMOS MAC ET AISLING CHIN-YEE
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