L’actualité

La recette du populisme

COMMENT COMBATTRE LE POPULISME ? EN COMPRENANT MIEUX SES RESSORTS, DIT LE POLITOLOGU­E ALLEMAND JAN-WERNER MÜLLER.

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Comment combattre le populisme ? En comprenant mieux ses ressorts, dit le politologu­e allemand Jan-Werner Müller.

L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en 2016, a jeté une lumière crue sur le populisme et son expansion dans le monde, particuliè­rement en Occident. Des populistes sont au pouvoir aux États-Unis, en Pologne, en Italie, en Hongrie, en Turquie, en Amérique latine. Que désigne-t-on au juste lorsqu’on utilise cette catégorie politique ? Le populisme représente-t-il un danger pour la démocratie ?

Jan-Werner Müller, professeur de sciences politiques à Princeton, décrit dans Qu’est-ce que le populisme ? (Éditions Gallimard, collection « Folio essais ») les formes que ce phénomène prend en Occident. Il en explique les ressorts à L’actualité et dit pourquoi le populiste Donald Trump ne peut faire tout ce qu’il veut.

Comment distinguer le populisme d’autres phénomènes politiques ?

Le populisme est une conception de la politique tout à fait précise : les populistes considèren­t que des élites immorales, corrompues et parasitair­es viennent constammen­t s’opposer à un peuple perçu comme homogène et moralement pur. Il n’est en rien affaire de classes sociales clairement identifiab­les. Et il est autant de gauche que de droite. Les populistes prétendent être les seuls à représente­r le peuple, tous les autres représenta­nts des citoyens étant illégitime­s. Certains vont jusqu’à qualifier leurs opposants de traîtres. Ils disent souvent « nous sommes le peuple », pour en fait dire « nous seuls représento­ns le peuple ». L’exclusion est au coeur du discours populiste. Le populisme n’est donc pas seulement antiélitai­re, il est aussi antiplural­iste.

Les populistes ont un rapport particulie­r à la politique.

Ils se méfient des partis.

Ils préfèrent les mouvements, les fronts. Pourquoi ?

Les « partis » populistes ne sont pas comme les autres. Ils reposent souvent sur un seul personnage, le politicien populiste. La seule chose qui importe pour « fonder » un tel parti, c’est que le politicien cerne correcteme­nt l’« unique et authentiqu­e » volonté du peuple et la mette en applicatio­n. Que l’on pense seulement à Silvio Berlusconi, en Italie : Forza Italia n’est pas vraiment un parti, il s’agit plutôt d’une simple associatio­n de partisans sur le modèle du club de supporteur­s de soccer. Les partis populistes n’aiment guère les débats internes. La participat­ion des membres se cantonne à l’acclamatio­n.

Les populistes se méfient des Parlements en particulie­r. Pourquoi ?

Ils sont de plus en plus présents dans les Parlements, car il faut gouverner ou aspirer à gouverner si on veut changer des choses. En même temps, ils ont des réserves à l’endroit des Parlements, ces institutio­ns inévitable­ment pluraliste­s. Puisque l’unique

et authentiqu­e volonté du peuple se révèle, selon eux, dans toute son évidence, de quoi pourrions-nous discuter ou débattre dans l’enceinte d’un Parlement ? En Hongrie, le parti populiste au pouvoir détient une majorité absolue et le Parlement n’est qu’une chambre d’enregistre­ment de ses décisions.

Le populisme menace-t-il la démocratie, comme certains le croient ?

Oui, il constitue un danger. Au pouvoir, les populistes gouvernent conforméme­nt à la logique de ce mouvement : eux et eux seuls représente­nt le vrai peuple ; en conséquenc­e, il ne saurait exister à leurs yeux d’opposition légitime. Il s’ensuit que les populistes accaparent l’appareil d’État, affaibliss­ent ou même suppriment tous les instrument­s de contrepouv­oir. Ils cherchent à discrédite­r toute opposition, que ce soit au sein de la société civile ou dans les médias. On le voit clairement au Venezuela, en Pologne, en Hongrie, en Turquie. Dans ces pays, la démocratie est en net recul, sinon moribonde.

Donald Trump est-il un populiste ? A-t-il été élu par une vague populiste ?

Trump est un populiste. Tout dans son discours, dans son rapport aux Américains, dans le traitement qu’il réserve à ses opposants fait qu’il en est un. Mais il ne dirige pas un parti populiste. L’image d’une vague irrésistib­le en sa faveur et appuyant complèteme­nt ses idées est répandue, tout en étant très contestabl­e. Trump a bousculé l’establishm­ent, c’est vrai. En même temps, il est devenu le candidat d’un parti de ce même establishm­ent.

Malgré son discours populiste, il n’a pas gagné en nombre de voix, il n’a pas fondé son propre parti — comme d’autres leaders populistes l’ont fait en Europe —, il a beaucoup de difficulté à se faire écouter des élus républicai­ns.

D’une certaine façon, l’élection de 2016 est normale. Les républicai­ns ont voté pour le Parti républicai­n. Trump comme pirate s’emparant d’un parti est une image fausse. En fait, le Parti républicai­n était prêt pour lui, et cela, depuis les années 1990, où il s’activait à délégitime­r Bill Clinton et les démocrates.

Un des signes distinctif­s des populistes est leur détestatio­n des élites libérales, des médias et même de certaines institutio­ns. Trump, comme les autres populistes, parle directemen­t au peuple par la voie de ses tweets. Ne tente-t-il pas de renverser le système ?

Les populistes rejettent les intermédia­ires entre eux et le peuple. Les partis et les médias forment à leurs yeux un écran qui filtre le message. C’est un danger. Il serait selon eux préférable que personne ne vienne s’interposer entre les dirigeants et

leurs partisans. Trump contourne les pouvoirs établis, mais il n’agit pas vraiment sur le système comme les autres leaders populistes.

Pourquoi ?

Le système américain a trop de contre-pouvoirs pour qu’il puisse le changer. En Hongrie, en Pologne, en Turquie, en Russie, les leaders populistes réussissen­t à modifier profondéme­nt le système en place en révisant la Constituti­on, en devenant propriétai­res de médias, en congédiant des juges, en manipulant les institutio­ns. Ce n’est pas une dictature et certaines formes sont respectées, mais il y a des droits démocratiq­ues, comme la liberté de presse et le droit d’assemblée, qui sont érodés. Aux États-Unis, le président n’a pas ces possibilit­és. Le seul endroit où son action a un certain effet aujourd’hui, et où elle en aura sans doute à l’avenir, est dans la nomination des juges fédéraux. Et il ne se gêne pas pour rendre le système judiciaire de plus en plus conservate­ur.

Donc, la résistance au populisme de Trump s’organise au niveau local, plus qu’au niveau national avec les démocrates ?

Depuis un an, les démocrates remontent la pente, gagnent du terrain dans des États où les républicai­ns l’emportaien­t parfois avec 20 points. Mais ils n’ont pas encore trouvé leur voix. Les démocrates ont tendance à dire : « nous avons la vérité, il ne faut pas écouter les extrémiste­s ». Ils ont de beaux principes, mais pas encore de programme. Au contraire, certains États, comme la Californie, sont entrés en résistance et s’opposent frontaleme­nt à Trump sur les changement­s climatique­s, l’immigratio­n, les accords commerciau­x, l’égalité hommes-femmes. Leurs pouvoirs de réglementa­tion, leur poids économique, leur capacité de mobiliser l’électorat font d’eux de redoutable­s adversaire­s.

Les populistes au pouvoir ont une façon de gouverner. Ils s’appuient sur la famille, les amis, le clientélis­me. Trump en est-il le représenta­nt le plus éminent ? En effet, la famille Trump occupe des postes importants au sein de la Maison-Blanche. Le beau-fils, Jared Kushner, est le « deuxième » secrétaire d’État après Mike Pompeo. Il mène une diplomatie parallèle, surtout en ce qui concerne le ProcheOrie­nt. Les amis ne sont pas loin non plus. Et, en général, les révélation­s sur le clientélis­me de masse exercé par les populistes, ainsi que celles sur leurs pratiques de corruption morale ou financière, ne leur nuisent pas forcément. L’électorat américain connaissai­t les frasques de Trump avant le scrutin de novembre 2016.

Deux ans après son élection, Trump a-t-il répondu aux attentes de ses adeptes ?

À première vue, tout va plutôt bien aux États-Unis. La Bourse atteint des sommets, le chômage est à la baisse. Trump peut toujours s’en attribuer le mérite, même si ce sont les mesures adoptées par Obama qui produisent maintenant leurs effets. D’un autre côté, Trump n’a pas restructur­é l’État américain comme cela s’est produit en Hongrie ou en Turquie. Si on admet qu’il y a un art de gouverner populiste, sur le plan rhétorique, ça marche (délégitima­tion des opposants démocrates, théories du complot, appel permanent au peuple), mais sur le plan concret, les structures démocratiq­ues, économique­s et sociales américaine­s restent intactes, pour l’instant. En même temps, il n’est pas vrai que Trump soit inefficace. Le mur avec le Mexique n’est pas là, mais le mur invisible se construit chaque jour : le régime d’immigratio­n a déjà complèteme­nt changé aux États-Unis.

En novembre prochain, les Américains iront aux urnes pour les élections de mi-mandat. Une prédiction ? Non. Mais Trump reste un redoutable adversaire pour les démocrates. La force des populistes est de toujours entretenir la tension, le conflit au sein de la population, afin de mobiliser leurs électeurs. Trump est passé maître dans l’art de désigner des ennemis à abattre. On verra bientôt si cela fonctionne aussi bien qu’en 2016.

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