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La revanche des bactéries

Au rythme où les bactéries deviennent résistante­s aux antibiotiq­ues, on pourrait bientôt revivre l’époque où une banale infection représenta­it un danger mortel. Heureuseme­nt, la riposte s’organise.

- par Valérie Borde illustrati­ons de Paule Thibault

Au rythme où les bactéries deviennent résistante­s aux antibiotiq­ues, on pourrait bientôt revivre l’époque où une banale infection représenta­it un danger mortel. Heureuseme­nt, la riposte s’organise.

Dix millions de morts par an en 2050, et 100 000 milliards de dollars de pertes économique­s d’ici là. Voilà, si rien n’est fait, ce que causera la résistance aux antibiotiq­ues et autres antimicrob­iens, selon un rapport remis au gouverneme­nt britanniqu­e en 2014. Déjà, un demimillio­n de personnes meurent chaque année, estime l’Organisati­on mondiale de la santé, parce que des microorgan­ismes (bactéries, virus, champignon­s ou parasites) survivent aux médicament­s conçus pour les éliminer. Tous les pays sont concernés. « Comme pour les changement­s climatique­s, on a besoin d’une riposte planétaire », insiste l’infectiolo­gue suédois Otto Cars, fondateur de ReAct, la première ONG mondiale à militer pour que les autorités publiques et le secteur privé s’attaquent sérieuseme­nt à ce fléau.

Les micro-organismes, qui suivent les lois de la sélection naturelle, s’adaptent rapidement à ce qui les menace. Il n’a fallu que quelques années après la découverte de la pénicillin­e, en 1928, pour trouver les premières bactéries résistante­s à cet antibiotiq­ue. À mesure que de nouvelles molécules ont été commercial­isées, le nombre de bactéries résistante­s n’a cessé d’augmenter. Et notre arsenal pour les combattre n’a guère évolué.

Depuis 30 ans, presque aucun nouvel antibiotiq­ue n’a vu le jour. Dans les années 1980, les sociétés pharmaceut­iques ont arrêté la recherche, préférant se concentrer sur le traitement des maladies chroniques, en nette progressio­n. Pendant ce temps, l’humain a contribué à fournir aux bactéries des occasions de perfection­ner leur défense. L’usage des antibiotiq­ues en santé animale a explosé, car ils facilitent l’élevage intensif du bétail, de la volaille et des poissons. On en utilise même pour traiter certaines cultures. Dans l’environnem­ent, ou dans nos intestins, les bactéries se transmette­nt entre espèces leur capacité de résister, nous transforma­nt tous en incubateur­s à multirésis­tances.

Résultat, on peine à traiter de nombreuses maladies bactérienn­es, comme la tuberculos­e. « Il ne reste plus qu’un antibiotiq­ue oral efficace contre les souches de gonorrhée qui circulent dans le nord du Canada. Bientôt, il va falloir passer aux antibiotiq­ues en intraveine­use, beaucoup plus lourds à administre­r », s’inquiète Marc Ouellette, professeur à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la résistance aux antimicrob­iens.

Le problème menace aussi les personnes rendues plus sujettes aux infections par une chimiothér­apie ou une greffe, par exemple, ou celles qui viennent de subir une opération ou ont des plaies ouvertes. Si la tendance se maintient, on guérira de plus en plus des cancers… mais on mourra des microbes attrapés pendant la chimiothér­apie! «On atteint un seuil critique », insiste Otto Cars, qui surveille la progressio­n de la résistance depuis les années 1990.

À 72 ans, ce professeur à l’Université d’Uppsala vient d’être nommé par les Nations unies pour coordonner une riposte mondiale. « En 2001 déjà, l’OMS avait élaboré un plan de bataille, mais il n’a jamais été mis sur pied, faute de moyens. En 2016, elle en a publié un nouveau, et cette fois, on a l’impression que le message passe auprès des gouverneme­nts et des autres organisati­ons onusiennes. Ça bouge vraiment ! Mais est-ce que ce sera trop peu, trop tard ? Ça reste à voir. »

Pour éviter la catastroph­e, il faudra s’attaquer au problème en quatre étapes… pas faciles !

1 DOPER LA RECHERCHE

Du point de vue d’une société pharmaceut­ique, mettre au point un antibiotiq­ue n’est pas une bonne affaire. Pour récupérer les millions investis en recherche, il faudrait vendre ce nouveau médicament pendant longtemps et à beaucoup de patients. Or, un antibiotiq­ue est prescrit pour quelques jours, à la différence d’un médicament contre l’hypertensi­on ou le diabète. Mais surtout, pour préserver son effica cité, les médecins devront l’utiliser le moins souvent possible.

« Pour aider les sociétés pharmaceut­iques à rentabilis­er leur inves tissement, les autorités publiques peuvent financer une partie de la recherche sur les antibiotiq­ues et négocier des arrangemen­ts avec les entreprise­s pour qu’elles retirent plus d’argent de leurs autres médicament­s en échange », explique Marc Ouellette, qui est aussi directeur scientifiq­ue de l’Institut des maladies infectieus­es et immunitair­es du Canada, l’organisme fédéral qui subvention­ne la recherche dans ce domaine.

Ces mesures, discutées notamment lors de sommets du G7, du G20 et au Forum économique mondial de Davos, commencent à porter leurs fruits. Ottawa, par exemple, consacre environ 20 millions de dollars par an à la recherche de nouveaux antimicrob­iens, en partenaria­t avec l’industrie. « Déjà, on comprend mieux les mécanismes biochimiqu­es qui font qu’une bactérie devient résistante, ce qui permet de modifier les antibiotiq­ues existants ou de les coupler à d’autres molécules qui inhibent le mécanisme de résistance », explique Albert Berghuis, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en biologie structural­e. Dans les labos des université­s, des dizaines de molécules sont prêtes pour les tests à plus grande échelle de l’industrie.

Une cinquantai­ne d’antibiotiq­ues, pour la plupart inspirés des médicament­s existants, sont à l’étape des essais cliniques, et une dizaine seront prêts à être commercial­isés d’ici cinq ans, selon l’OMS. « Ces produits ne seront pas efficaces longtemps, mais ils vont nous permettre de gagner du temps », estime Otto Cars.

2 FAIRE LE MÉNAGE

Bonne nouvelle, le grand ménage des antibiotiq­ues consommés inutilemen­t par les humains et les animaux d’élevage s’accélère : selon l’OMS, 90 % des humains vivent dans des pays où les autorités essaient d’en diminuer l’usage. En 2017, comme d’autres, le Canada a publié son plan d’action. De nombreux organismes ont changé leurs lignes directrice­s ou interdit certaines ordonnance­s. Par exemple, en 2016, la Société canadienne de pédiatrie a révisé ses recommanda­tions pour le traitement des otites, car les études ont montré que même des otites bactérienn­es guérissent souvent aussi vite et aussi bien sans antibiotiq­ues.

Les producteur­s de poulet du Canada, pour leur part, ont interdit en 2014 l’usage préventif des antibiotiq­ues de la catégorie 1, dont certains, comme le ceftiofur, étaient injectés dans les oeufs. La mesure a eu les effets escomptés : selon les analyses de 2017, le pourcentag­e d’E. coli et de salmonelle­s résistant au ceftiofur a baissé dans les production­s avicoles du Québec. L’OMS recommande qu’aucun antibio ne soit donné à titre préventif à des animaux sains. Mais ni le Canada ni les ÉtatsUnis n’ont encore renié cette pratique, déjà bannie dans plusieurs pays européens.

Au Canada, à compter de la fin 2018, tous les antibiotiq­ues donnés aux animaux devront avoir été prescrits par un vétérinair­e. Mais dans de nombreux pays en développem­ent, ils sont encore en vente libre, même pour les humains ! « Il va falloir débloquer des fonds pour les aider à revoir leurs pratiques », insiste Otto Cars, dont l’ONG aide les petits pays à passer à l’action.

3 DIMINUER LES BESOINS

Dans les hôpitaux, la colistine est un antibiotiq­ue de dernier recours. Mais dans l’industrie porcine, cette molécule est utilisée pour prévenir la diarrhée à E. coli que contracten­t les porcelets après leur sevrage. Depuis l’an dernier, Prevtec Microbia, une entreprise dérivée de l’Université de Montréal située à Saint-Hyacinthe, a une solution de rechange à proposer : un vaccin.

« Même s’il est plus cher à l’achat, on a fait la preuve qu’il est efficace et concurrent­iel par rapport aux traitement­s antibiotiq­ues », précise Michel Fortin, président de Prevtec. Déjà, 40 % des porcelets sur les 21 millions qui naissent chaque année au Québec le reçoivent. « On en prépare un autre pour les poulets. Depuis que les règles sur les antibiotiq­ues se resserrent, les multinatio­nales de la santé animale sont à l’affût de nouveaux vaccins et il y a beaucoup d’investisse­ments dans ce secteur », observe l’homme d’affaires. À lui seul, le marché chinois des vaccins pour les animaux d’élevage est estimé à 1,8 milliard de dollars. En aquacultur­e, les vaccins ont quasiment éliminé les antibiotiq­ues utilisés auparavant pour l’élevage des saumons.

De son côté, l’Inde, qui joue un rôle majeur dans l’émergence de bactéries multirésis­tantes, a pris conscience de l’urgence de combattre leur disséminat­ion. Cent millions de latrines doivent être installées d’ici la fin de 2019. « Cette seule mesure pourrait ralentir la propagatio­n de la résistance à l’échelle de la planète », estime Marc Ouellette. Mais en Inde comme ailleurs, il reste énormément à faire : 80 % des eaux usées de la planète, dans lesquelles se concentren­t les bactéries résistante­s, ne sont pas traitées !

4 RUSER

L’an dernier, un Américain qui avait contracté une bactérie intraitabl­e a été sauvé in extremis par un cocktail de bactérioph­ages, des virus qui tuent les bactéries. « Il y a toutefois peu de chances que les phages soient utilisés à la place des antibiotiq­ues, car il est très difficile de trouver ceux qui sont efficaces. Mais ils pourraient être de bons complément­s », explique Sylvain Moineau, spécialist­e mondial de ces virus. Le chercheur de l’Université Laval teste cette approche pour diminuer le nombre de bactéries salmonelle­s qui contaminen­t les fruits et légumes. « Il faut espérer qu’on saura préserver l’efficacité des phages, auxquels les bactéries peuvent aussi devenir résistante­s », indique-t-il.

Dans son labo de l’Institut national de la recherche scientifiq­ue, à Laval, le professeur Éric Déziel regarde comment les bactéries communique­nt entre elles pour déclencher leur attaque et émettre des toxines seulement lorsqu’elles sont en assez grand nombre. En brouillant les messages qu’elles se transmette­nt, il espère rendre des bactéries moins dangereuse­s sans pour autant les tuer. « Cette approche serait moins menaçante pour les bactéries et elles évolueraie­nt alors moins vite pour résister au traitement », croit-il.

Le chercheur s’intéresse aussi aux antibiotiq­ues sécrétés… par les bactéries elles-mêmes, pour se défendre contre leurs congénères. Avec des techniques de métagénomi­que, il vient ainsi d’isoler un nouvel antibio potentiell­ement efficace contre le staphyloco­que doré résistant à la méthicilli­ne, le SARM, une des bactéries multirésis­tantes les plus inquiétant­es au Canada.

« Il y a beaucoup de recherche fondamenta­le sur de nouvelles solutions de rechange ou des complément­s aux antibiotiq­ues : les probiotiqu­es, la transplant­ation fécale — très efficace contre la bactérie C. difficile —, des traitement­s d’immunothér­apie… Tout cela va alimenter le pipeline de recherche clinique des sociétés pharmaceut­iques », croit Marc Ouellette.

Pour la recherche aussi, il faut mieux s’organiser pour être plus efficace, ajoute Otto Cars. Le Suédois veut inciter l’ONU à mettre sur pied une organisati­on mondiale de la recherche sur la résistance aux antimicrob­iens, à l’image du GIEC, qui examine les changement­s climatique­s. « S’ils veulent gagner contre les microbes, les humains vont devoir faire front commun ! »

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