L’actualité

Un E pour l’Éducation

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Demandez à n’importe quel passant dans la rue ce qui cloche par rapport au système d’éducation du Québec, et il vous répondra, dans le désordre : « qualité de l’enseigneme­nt dans les écoles publiques », « épuisement des profs », « augmentati­on des enfants en difficulté d’apprentiss­age » ou « persévéran­ce des garçons ». Et pourtant, le nouveau plan stratégiqu­e du ministère de l’Éducation, le document qui guide le réseau, ne contient aucun objectif chiffré et mesurable à atteindre dans ces domaines.

Figure respectée du monde de l’éducation, Égide Royer a été découragé par la lecture de ce plan, dévoilé en mars dernier. « Pour gérer un ministère, il faut des objectifs et des indicateur­s clairs. On dirait qu’il n’y a personne dans le cockpit du Ministère. Faire sourire un enfant à l’école, ce n’est pas un objectif ! » lance, sarcastiqu­e, ce psychologu­e et professeur d’adaptation scolaire à l’Université Laval.

Ce spécialist­e des enfants ayant des difficulté­s d’apprentiss­age se demande entre autres pourquoi le ministère de l’Éducation et de l’Enseigneme­nt supérieur (MEES), qui dépense 2,5 milliards de dollars par année pour aider les jeunes au parcours rempli d’obstacles, n’a aucun objectif pour tenter d’améliorer leur taux de diplomatio­n au secondaire, qui est de 33 %, le pire en Amérique du Nord — où la moyenne pour les enfants en difficulté est de 60 %. Ils sont pourtant 200 000 dans cette situation au Québec, soit un élève sur cinq. « Il faudrait être capable de détecter ceux qui ont des difficulté­s de lecture avant Noël lors de la première année du primaire, pour savoir qui a besoin d’aide. L’Ontario est capable de le faire, pourquoi pas nous ? »

En lisant le plan d’action 2017-2022 du deuxième ministère du Québec en importance, qui dépense 19,3 milliards de dollars pour instruire la prochaine génération de citoyens, Martin Maltais, sommité en matière de gouvernanc­e de l’éducation au Québec et professeur de financemen­t et politiques d’éducation à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), admet avoir été « en état de choc ». « C’est rempli de voeux pieux et de phrases creuses. Il faudrait arrêter de dire que l’éducation est une priorité et commencer à s’en occuper », affirme-t-il d’une voix tremblante de frustratio­n au bout du fil.

Pendant plusieurs minutes, il récite, indigné, tout ce qui cloche concernant le nouveau plan stratégiqu­e. De quoi donner le vertige. « Il faut réécrire ce plan pendant qu’il est encore temps. On doit reprendre notre bâton de pèlerin, aller voir les fonctionna­ires et les ministres, et leur dire de tout recommence­r », lance Martin Maltais, l’expert choisi l’an dernier par le ministre Sébastien Proulx pour diriger le groupe de travail sur la création de l’Institut national d’excellence en éducation.

Les réactions d’Égide Royer et de Martin Maltais ne sont pas exceptionn­elles. Tous les acteurs du réseau de l’éducation interrogés par L’actualité à propos du nouveau plan stratégiqu­e du MEES ont exprimé une émotion qui va de la colère au découragem­ent.

De manière générale, le ministère de l’Éducation et de l’Enseigneme­nt supérieur échoue sèchement à son examen de performanc­e, puisque seulement 33 % des indicateur­s sur les 95 de son plan stratégiqu­e sont jugés de qualité et mesurables, selon l’évaluation de l’auteur du bulletin des ministères de L’actualité, Marc-Nicolas Kobrynsky. Et ça se détériore, car dans le plan précédent, cette proportion était de 40 %. « Le Ministère a essayé de faire oublier l’absence de qualité par la quantité d’indicateur­s. C’est un fourre-tout confus qui manque de direction. »

Ce n’est pourtant pas parce que les bonzes du Ministère n’ont pas eu le temps d’y voir. Le précédent plan stratégiqu­e datait de 2008 et se terminait en 2013. Pendant quatre ans, ce ministère névralgiqu­e a fonctionné dans le brouillard, sans plan mis à jour, sous prétexte que la Politique de la réussite éducative était en préparatio­n et qu’il fallait attendre ses conclusion­s avant de définir les actions.

La Politique de la réussite éducative a beau avoir été bien reçue par le milieu scolaire, en juin 2017, le président du Conseil du Trésor, le ministre Pierre Arcand, avoue ne pas comprendre qu’un ministère à ce point important ait pu se gouverner sans plan d’action pendant aussi longtemps. Après tout, le MEES n’est pas le seul ministère à définir périodique­ment de nouvelles orientatio­ns. « Il y a des explicatio­ns, mais on aurait quand même dû avoir un plan stratégiqu­e avant quatre ans », convient le ministre Arcand en entrevue.

Malgré plusieurs demandes, le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, ne nous a pas accordé d’entretien. Et son ministère a dit être incapable de trouver un haut fonctionna­ire pour expliquer et défendre le plan stratégiqu­e en entrevue. Par courriel, une porte-parole a répondu que ce document « établit une base solide sur laquelle une reddition de comptes publique sera réalisée,

par l’entremise du rapport annuel de gestion. Le plan stratégiqu­e 2017-2022 du Ministère est de nature à assurer la confiance du public dans la qualité et l’accessibil­ité du système d’éducation du Québec. »

Un plan stratégiqu­e imprécis a des conséquenc­es importante­s, rappelle Martin Maltais, puisque c’est le Ministère qui imprime le rythme au réseau de l’éducation. Toutes les composante­s doivent ensuite jouer leur partition pour créer une symphonie. Sinon, la cacophonie s’installe. « Si le plan ne contient rien dans un domaine ou alors est trop flou, l’argent risque d’être mal utilisé », dit-il.

D’autant plus que le financemen­t de l’éducation au Québec n’explique pas les insuccès de la province en ce qui a trait au taux de diplomatio­n au secondaire. Le Québec dépense autant par élève que des pays pourtant réputés pour avoir un bon système d’éducation, comme la Finlande, le Japon ou la Corée du Sud.

Mesurée sur un parcours scolaire normal de cinq ans dans le réseau public, la diplomatio­n au secondaire du Québec présente de loin le pire bilan du Canada — 64 %, contre 79 % ailleurs au pays. Dans un rapport coupde-poing publié en avril dernier, l’Institut du Québec — créé par le Conference Board du Canada et HEC Montréal — notait que les efforts de financemen­t au Québec et en Ontario ont pourtant été semblables depuis une décennie. Mais pendant que le nombre de jeunes qui sortent avec un diplôme d’études secondaire­s en poche au bout de cinq ans stagne au Québec, il a progressé de 12 points de pourcentag­e chez le voisin ontarien.

« Nous avons un problème de performanc­e, pas de budget », explique Mia Homsy, directrice de l’Institut du Québec, qui estime que le plan stratégiqu­e du ministère de l’Éducation est une occasion ratée de corriger le tir. « Investir davantage sans modifier nos façons de faire, sans analyser ce qui fonctionne, risque de ne rien changer. On ne mesure rien ! Pourquoi nos enfants en difficulté obtiennent-ils deux fois moins de diplômes qu’ailleurs en Amérique du Nord ? Pourquoi on n’évalue pas l’efficacité

de nos programmes ? Le Ministère a des réflexes défensifs, il ne veut pas être critiqué. »

Martin Maltais s’enflamme lorsqu’il parle de l’absence de mesures qui visent les jeunes autochtone­s dans le plan stratégiqu­e du Ministère. À peine 8 % des enfants des Premières Nations au Québec terminent leur parcours secondaire dans le délai normal de cinq ans. Un chiffre en baisse de moitié depuis 10 ans. « Comment ça se fait que ce ne soit pas un scandale ? Pourquoi ça baisse ? Et pourquoi ce n’est pas un objectif de corriger ça ? » lance-t-il, mécontent.

En ce qui concerne la réduction de la taille des classes, le MEES a simplement décidé de balayer la vérité sous le tapis. Le Ministère a jugé que le nombre d’élèves par classe, réduit en 2013, était une affaire classée. Depuis, il a cessé de mesurer cette donnée. Aucun objectif n’y est d’ailleurs associé dans le nouveau plan 2017-2022. Or, une série de demandes d’accès à l’informatio­n effectuées par L’actualité dans les 10 plus grandes commission­s scolaires du Québec montrent que le rapport élèves-maître n’est pas respecté. Les dérogation­s pour permettre un nombre plus important d’élèves par classe se comptent par centaines, ce qui force les commission­s scolaires à payer d’importante­s compensati­ons aux enseignant­s en situation de surcharge de travail. Uniquement pour la commission scolaire MarieVicto­rin, au sud de Montréal, la somme a dépassé le million de dollars en 2015-2016.

Par courriel, une porte-parole du ministère de l’Éducation, Esther Chouinard, a déclaré que la « diminution progressiv­e du nombre d’élèves par classe s’est terminée en 2013 avec l’atteinte de la cible prévue », sans toutefois répondre à nos interrogat­ions sur les nombreuses dérogation­s.

Parfois, c’est l’absence de données pourtant simples qui freine le MEES. Par exemple, le Ministère n’a aucun portrait clair du nombre d’enseignant­s qui prendront leur retraite dans les prochaines années, et n’a donc rien inscrit à son plan stratégiqu­e pour tenter de recruter davantage ou de maintenir plus longtemps en poste des enseignant­s ou des cadres.

Le Ministère n’a aucun objectif chiffré en ce qui a trait à la formation continue des enseignant­s. Il n’y a aucun indicateur concernant le personnel de soutien, comme les orthopédag­ogues ou les spécialist­es en adaptation scolaire, qui serait requis pour répondre aux besoins. Rien non plus sur la qualité de la formation pour les directions d’école, même si c’est leur leadership auprès des professeur­s et des élèves qui contribue à améliorer le milieu scolaire des enfants, déplore Martin Maltais. Un point qui le concerne directemen­t, lui qui est également responsabl­e du diplôme d’études supérieure­s spécialisé­es en administra­tion scolaire à l’UQAR, une formation offerte aux directeurs d’écoles primaires et secondaire­s.

Des enjeux qui animent le débat public depuis des années ne trouvent aucun écho dans le document phare du MEES. Un garçon sur deux qui fréquente l’école secondaire publique au Québec ne réussira pas à obtenir son diplôme en cinq ans. Un écart de 25 points de pourcentag­e comparativ­ement aux garçons de l’Ontario ! Le plan stratégiqu­e aborde la réduction de l’écart de diplomatio­n entre les garçons et les filles, sans toutefois mesurer expresséme­nt le parcours des garçons. Aucune cible à atteindre non plus pour ce qui est du nombre d’enseignant­s masculins au primaire ni pour valoriser leur recrutemen­t par des campagnes particuliè­res.

« L’écart entre le discours et les actions est immense, affirme Martin Maltais. On est assailli par le politicall­y correct. Il est temps de se relever les manches et ça commence par un ministère qui accepte de revoir son plan stratégiqu­e pour ne pas perdre cinq autres années. »

« On ne mesure rien ! Pourquoi nos enfants en difficulté obtiennent-ils deux fois moins de diplômes qu’ailleurs en Amérique du Nord ? Pourquoi on n’évalue pas l’efficacité de nos programmes ? Le Ministère a des réflexes défensifs, il ne veut pas être critiqué. » Mia Homsy, directrice de l’Institut du Québec

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