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Et si on coupait les vivres à l’école privée ?

Le débat sur le financemen­t de l’école privée refait surface à la faveur des élections. Parmi les arguments et la flopée de chiffres avancés, qui croire ?

- Catherine Dubé par

Quatre mille sept cents dollars par an, par enfant: c’est ce que débourse Véronique Guénette pour envoyer ses deux ados dans une école privée, le Collège Letendre, à Laval. Une dépense que cette famille de la classe moyenne peut se permettre en comprimant ailleurs, dans les voyages, par exemple. Si les subvention­s aux écoles privées étaient abolies, comme le proposent entre autres Québec solidaire et le mouvement citoyen L’école ensemble, ce serait une autre histoire. « Si les frais augmentaie­nt de 10 % ou 15 %, on pourrait peut-être continuer. Mais s’ils doublaient, on ne pourrait plus, c’est sûr», dit Véronique Guénette. Elle enverrait alors ses enfants dans une école publique. Celles de son quartier sont bonnes, dit-elle, mais elles n’offrent pas autant d’encadremen­t que le privé.

Combien de parents feraient comme elle ? Une grande part du débat autour du financemen­t du privé repose sur cette donnée hypothétiq­ue, mais fondamenta­le. Car un élève qui resterait dans un système privé ne recevant aucune subvention ne coûterait plus un sou à l’État. Alors que celui qui rejoindrai­t le système public lui coûterait désormais plus cher : l’État ne pouvant plus compter sur la contributi­on des parents, il devrait assumer seul l’ensemble des coûts. Selon les hypothèses présentées par les différents groupes d’intérêt dans ce débat, l’État, qui consacre 10 milliards par an à l’éducation préscolair­e, primaire et secondaire, pourrait économiser 100 millions par année en supprimant les subvention­s ou éponger une facture supplément­aire de 600 millions. Avec, entre ces deux extrêmes, une foule de possibilit­és ! Qui croire ?

Québec solidaire a fait de l’abolition des subvention­s à l’école privée l’une de ses promesses électorale­s phares. Pour des raisons économique­s, mais surtout d’équité sociale. Le parti propose un plan sur quatre ans, au terme duquel les pouvoirs publics cesseraien­t complèteme­nt de financer les établissem­ents privés, qui reçoivent plus de 550 millions de l’État chaque année — principale­ment sous la forme d’une allocation de base d’environ 3 500 dollars par élève au primaire et de 4 500 dollars au secondaire. « Entre-temps, chacune de ces écoles aurait le temps de consulter les parents, de faire un plan d’affaires, de discuter avec le bureau de transition mis en place et de choisir la voie à suivre : s’intégrer au réseau public ou devenir une école financée à 100 % par le privé », explique le porteparol­e de Québec solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois.

Québec solidaire est de ceux qui croient que l’État épargnerai­t dans la foulée près de 100 millions de dollars par année. Le parti pose l’hypothèse que la moitié des 121 000 élèves qui fréquenten­t actuelleme­nt le privé (du préscolair­e au secondaire) se tourneraie­nt vers le public. Il se base, pour estimer les départs, sur ce qui se passe du côté de l’Ontario. Dans cette province qui ne finance pas le réseau privé, environ 6 % des élèves le fréquenten­t. Au Québec, où le réseau privé accueille actuelleme­nt 12 % des jeunes, « il est raisonnabl­e de penser que 6 % des élèves resteraien­t dans un système non subvention­né », avance le député de Québec solidaire. Celui-ci souligne qu’une minorité (1,5 %) se trouvent déjà dans des établissem­ents entièremen­t privés, surtout de petites écoles primaires à pédagogie particuliè­re ou à vocation religieuse.

Preuve que chaque point de pourcentag­e compte : un écart d’un point représente 10 000 élèves et peut faire pencher la balance vers une économie ou des coûts supplément­aires pour les finances publiques.

La Fédération des établissem­ents d’enseigneme­nt privés (FEEP) pense pour sa part que la désertion serait pas mal plus importante que ne le prévoit Québec solidaire. Une augmentati­on de 1 000 dollars ou moins par année des droits de scolarité suffirait à faire fuir près du tiers des parents, et chaque hausse supplément­aire de 1 000 dollars ferait maigrir un peu plus les rangs du privé, selon un sondage mené en 2013 auprès de ses membres par des chercheurs de la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, François Larose et Vincent Grenon. À une hausse de 4 000 dollars — ce qui est plausible advenant la disparitio­n des subvention­s —, 84 % des parents diraient adieu au privé.

En bout de piste, la proportion d’élèves fréquentan­t le privé pourrait être plus basse qu’en Ontario, croit Nancy Brosseau, directrice générale de la FEEP, en raison de la capacité de payer des parents québécois. « À l’heure

Le Québec compte 1 014 000 élèves au préscolair­e, au primaire et au secondaire. De ce nombre, 121 000 fréquenten­t l’école privée. Les élèves fréquentan­t le privé représente­nt 6,2 % des élèves au préscolair­e et au primaire et 21 % des élèves au secondaire. (Source : ministère de l’Éducation du Québec)

actuelle, de nombreuses écoles ne facturent même pas le maximum auquel elles auraient droit selon les règles du Ministère, parce qu’elles savent qu’elles perdraient une partie de leur effectif », explique-t-elle. Par exemple, alors qu’il en coûte 4 200 dollars par an (plus divers frais) pour fréquenter le prestigieu­x collège Brébeuf, à Montréal, le Séminaire de Sherbrooke facture 2 600 dollars par année en droits de scolarité.

Les économiste­s ont un concept pour mesurer la réaction des clients en cas de hausse des prix : l’élasticité-prix, qui évalue le point de bascule où les consommate­urs décident de retirer leurs billes. C’est une chose de l’estimer au moment d’augmenter le prix d’une bouteille de vin ou d’un canapé, mais pour un service comme l’éducation, ce point de bascule est particuliè­rement difficile à établir. La réaction des parents à une importante hausse des droits de scolarité dépendrait d’une foule de facteurs : le revenu familial, le choix d’écoles dans le quartier, les besoins de l’enfant, l’attachemen­t à l’école privée et même la façon dont la hausse s’installera­it — petit à petit ou subitement. Et plus l’hypothèse est extrême — une hausse de plus de 100 % des droits de scolarité qui arriverait d’un coup —, plus le résultat est à prendre avec des pincettes. C’est une des raisons pour lesquelles les nombreux économiste­s qui, au cours de la dernière décennie, ont tenté d’établir cette élasticité-prix et de calculer ses conséquenc­es sur les finances de l’État arrivent à des conclusion­s parfois aux antipodes l’une de l’autre !

L’une des études les plus solides à ce sujet, faite en 2007 par l’économiste Bernard Vermot-Desroches, alors professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières, à la demande du ministère de l’Éducation, consacre tout un chapitre à la question de l’élasticité-prix. Son calcul impose « une importante vigilance », souligne le professeur aujourd’hui retraité, et son usage, « beaucoup de prudence ».

L’économiste a donc retenu différente­s valeurs d’élasticité­prix, pour refléter les comporteme­nts possibles des parents, et diverses possibilit­és, dont une baisse des subvention­s de 50 %, leur abolition totale ou une hausse des subvention­s de 50 %.

Dans presque tous les cas, il arrivait à des coûts supplément­aires pour l’État, qui allaient de 68 à 277 millions de dollars (des chiffres qui seraient plus élevés si on refaisait l’opération aujourd’hui, en raison de l’inflation). La seule perspectiv­e très avantageus­e pour les finances publiques (un gain de 126 millions) serait qu’à peine le tiers des élèves quittent le privé. Ce qui semble peu probable dans le cas d’une abolition totale des subvention­s.

Une des forces de l’étude de Bernard Vermot-Desroches réside dans le fait qu’il a tenu compte non seulement des coûts éducatifs supplément­aires engendrés par le transfert d’un grand nombre de nouveaux élèves vers le public, mais aussi des coûts de constructi­on, d’achat ou d’agrandisse­ment des bâtiments pour les accueillir, ce que peu d’autres études ont fait.

Rien pour ébranler Gabriel Nadeau-Dubois. « Même si cette mesure se faisait à coût nul ou qu’elle coûtait 100 millions par année, pour Québec solidaire, ce serait une bonne politique publique. Parce que la raison fondamenta­le pour laquelle nous souhaitons cesser de financer les écoles pri-

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