L’actualité

La dernière ligne droite

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EEn ce dimanche 23 septembre qui sent bon l’automne, jour de vote par anticipati­on, ça bourdonne dans l’ancienne boutique de la rue Saint-Denis, près de l’autoroute Métropolit­aine, où Québec solidaire a installé son bureau électoral dans Laurier-Dorion. Le candidat Andrés Fontecilla affiche un air radieux lorsqu’il passe saluer ses quelque 70 bénévoles. Le dernier débat télévisé a galvanisé les troupes. « Depuis deux jours, c’est la folie ! On a plein de nouveaux bénévoles qui débarquent. Les passants s’arrêtent pour prendre des pancartes et les mettre sur leur balcon », raconte Keena Grégoire, directeur de la campagne de QS dans cette circonscri­ption.

La performanc­e de Manon Massé a fait bondir les appuis. Dans cette circonscri­ption montréalai­se, la rivalité n’est pas avec le PQ, mais avec le PLQ. Le député sortant, Gerry Sklavounos, tombé en disgrâce à la suite d’allégation­s d’inconduite­s sexuelles, ne se représente pas. Son ex-attaché politique, George Tsantrizos, souhaite prendre la relève, mais dans cette circonscri­ption traditionn­ellement rouge, on sent l’imposante communauté grecque plus ambivalent­e qu’à l’habitude. Si ses électeurs sont nombreux à bouder le jour du vote, par insatisfac­tion envers le PLQ, les organisate­urs de QS estiment pouvoir l’emporter.

Dans l’arrière-boutique, séparés par un rideau blanc, quatre jeunes bénévoles écoutent les directives de Keena Grégoire sur le fonctionne­ment du logiciel qui permet de contacter par texto les électeurs qui ont donné leur numéro de cellulaire au parti lors d’une activité partisane, lorsqu’ils ont fait un don ou répondu aux questions des bénévoles pendant la campagne. Pendant les prochaines heures, ils inciteront ainsi quelque 2 000 sympathisa­nts à aller voter par anticipati­on. « C’est une circonscri­ption assez jeune ici, alors on a beaucoup de cellulaire­s », raconte-t-il.

Surnommé « le gars qui gagne » au sein des solidaires, Keena Grégoire, 27 ans, était responsabl­e de la mobilisati­on et de l’élargissem­ent de la grève étudiante au sein de la CLASSE en 2012. Ce proche de Gabriel Nadeau-Dubois a

Le Parti libéral s’est doté du logiciel Sentinel, qui permet, d’une seule touche, de prendre les commandes des comptes Twitter et Facebook de presque tous les candidats, et de certains employés de la campagne.

fait ses premières armes politiques en codirigean­t la campagne d’Amir Khadir en 2014. Barbe noire et crâne qui commence à se dégarnir, Keena Grégoire n’a pas l’intention de faire mentir son surnom. « C’est le fun, les réseaux sociaux, mais ce n’est pas comme ça qu’on gagne, me dit-il entre deux textos. C’est avec le travail sur le terrain, avec des bénévoles, du porte-à-porte, des appels, de la distributi­on de tracts... J’ai gagné des votes de grève par 10 voix en 2012. Ce qui fait la différence, c’est l’huile de bras, l’effort. »

Le taux de réponse par message texte dépasse les 90 %, ce qui en fait un moyen efficace pour s’assurer que leurs partisans iront voter. Dans la mesure du possible, QS — comme le PLQ d’ailleurs — l’utilisera à grande échelle le jour J.

La bénévole Maïka Sondarjee, étudiante au doctorat, s’amuse à ajouter un émoji de lion à la fin de ses échanges avec les électeurs. « C’est fort, c’est gagnant, un lion ! » clame-t-elle. Le petit groupe éclate de rire. Cette correspond­ance personnali­sée semble plaire aux sympathisa­nts du parti. Un grand nombre, voyant que de vrais bénévoles sont au bout du clavier, les encouragen­t à continuer leur travail ou offrent à leur tour du temps le 1er octobre. D’une simple touche, leurs disponibil­ités sont enregistré­es. Ils seront contactés dans les jours suivants.

Vers 11 h 30, le bénévole Lazlo Bonin reçoit une réponse inattendue à son texto. Une femme dit qu’elle ne pourra aller voter par anticipati­on. « Impossible », écrit-elle en joignant une photo. On y voit une femme dans la vingtaine… avec son nouveau-né à l’hôpital! Les quatre bénévoles poussent un « ohhhhh » attendri. Quelques minutes plus tard, une électrice écrit être retenue par des funéraille­s. « Mes sympathies », lui répond le bénévole Jonathan Durand Folco. « Y a pas à dire, on est proche de notre monde ! » lance Keena Grégoire.

Le 27 septembre, lors de la réunion matinale quotidienn­e du comité technique du Parti québécois, au 11e étage d’une tour de bureaux du boulevard RenéLévesq­ue, à Montréal, la sortie tonitruant­e de Gilles Duceppe contre Manon Massé, la veille, retient l’attention. L’ancien chef du Bloc québécois lui a notamment reproché son « souveraini­sme à temps partiel » et son français déficient. Le groupe d’une dizaine de personnes est découragé. Dans une fin de campagne difficile, faire de Manon Massé une martyre n’est pas l’idée du siècle. « Qui a commandé ça ? Trop, c’est comme pas assez ! » lance une organisatr­ice. Le silence s’installe autour de la table. Alain Lupien, le directeur général du PQ, calme le jeu de sa voix rauque. Ce n’était pas une mission commandée. « Duceppe est un adulte, il fait ce qu’il veut », lâche-t-il, visiblemen­t aussi déçu que son équipe.

Pour remonter le moral des troupes, Alain Lupien annonce que malgré des sondages peu encouragea­nts, la machine du PQ a fait bonne figure lors du vote par anticipati­on, quelques jours plus tôt. Les très fidèles sont encore au rendez-vous, comme en témoigne le succès de la campagne de financemen­t auprès des 60 000 membres depuis le début août : 1,5 million de dollars amassés, soit 151 % de l’objectif.

Le jour du vote, le PQ mettra à contributi­on les données qu’il a emmagasiné­es sur ses sympathisa­nts depuis deux ans avec sa base de données. « On va parler aux gens qui sont intéressés par nos idées. On sait ce qui les fait vibrer », dit Alain Lupien. Les courriels, les appels et les publicités ciblées sur Facebook ne vont pas seulement inciter les partisans à voter pour le PQ, mais également à se déplacer pour défendre les sujets qui leur tiennent à coeur, comme la langue, la souveraine­té, l’environnem­ent… « C’est à votre tour de poser un geste », peut-on lire sur les messages.

Tous les partis ont des bénévoles pour offrir le transport jusqu’au bureau de scrutin aux électeurs à mobilité réduite ou pour garder les enfants pendant que les parents vont voter. Le PQ a aussi conseillé à ses sympathisa­nts qui ont des difficulté­s à se déplacer d’utiliser une option qui gagne en popularité : le vote à domicile. « On a aidé beaucoup de monde à remplir les formulaire­s requis », raconte Alain Lupien.

Dans le repaire de l’équipe numérique du Parti libéral, une grande pièce où deux téléviseur­s géants retransmet­tent RDI et LCN, Maxime Roy et Sébastien Fassier mettent la touche finale au plan du jour J. Sur le bureau de ce dernier, une bouteille de liqueur aux herbes — le petit remontant de l’équipe tard le soir —, rapportée d’Europe par un bénévole français, est presque vide. « Il est temps que ça finisse ! » rigole Maxime Roy en regardant les dernières gouttes du liquide jaunâtre.

En plus des bagarres contre la CAQ dans les régions qu’il estime cruciales pour se maintenir au pouvoir — Québec, Mauricie, Chaudière-Appalaches et Estrie —, le PLQ tire ses dernières cartouches numériques dans quelques circonscri­ptions où il y a encore des luttes à trois avec le PQ, notamment sur la Côte-Nord et en Gaspésie. Les rouges y espèrent des gains-surprises. Dans des pubs ciblées sur le Web, les libéraux appellent les fédéralist­es à barrer la route aux souveraini­stes. Une recette éprouvée. « C’est niché, mais si ça se décide par quelques voix, ça pourrait faire changer les choses », estime Sébastien Fassier.

Le marketing sur Facebook, Google ou Instagram défilera jusqu’à la dernière minute. Car contrairem­ent aux publicités dans les médias traditionn­els, interdites le jour du vote, la pub sur Internet est permise, à la faveur d’un trou dans la loi électorale.

Dans les dernières semaines, le PLQ a recueilli les coordonnée­s de 45 000 sympathisa­nts — dont 8 000 numéros de cellulaire. Un courriel adapté à chacune des circonscri­ptions, avec quelques mots et une photo du chef, les incitera à aller voter. Autour de la table, les huit personnes débattent du meilleur moment : 13 h ? 19 h ? On tranche pour 16 h. « On doit le leur envoyer avant qu’ils quittent le travail. S’ils retournent à la maison avant d’aller voter, on va perdre du monde », affirme Sébastien Lachaîne, directeur de l’organisati­on pour l’ouest du Québec.

Une inquiétude pointe : le vote par anticipati­on a été décevant, ce qui est de mauvais augure pour la machine rouge, généraleme­nt bien huilée. « Notre vote par anticipati­on ressemble plus à celui de 2012, quand on a perdu, qu’à celui de 2014, quand on a gagné », dit Sébastien Fassier.

À 10 h le lundi 1er octobre, des dizaines de milliers de sympathisa­nts recensés par la CAQ reçoivent un appel automatisé de François Legault qui les encourage à se rendre aux urnes. Dans la journée, près de 1,3 million d’appels seront faits, entre autres par 2 000 téléphonis­tes embauchés par la CAQ auprès de sociétés privées. « On a profession­nalisé la machine. Ça coûte cher, mais on a un chef qui croit que l’appel de dernière minute a un effet, alors on met le paquet », raconte Brigitte Legault. À la CAQ comme au PQ, le texto est peu utilisé en cette journée cruciale. « On préfère le contact humain », ditelle.

Dans une suite de l’hôtel Delta, à Québec, à quelques pas du Centre des congrès, où se réuniront les militants de la CAQ pour fêter le soir, l’organisatr­ice en chef et son équipe suivent en temps réel sur leurs ordinateur­s « l’opération sortie de vote ». Les bénévoles assignés aux 2 841 bureaux de scrutin de la province répertorie­nt ceux qui ont déjà voté dans la base de données Coaliste, de sorte que la CAQ peut suivre de près le taux de participat­ion de ses sympathisa­nts.

En fin de journée, lorsque les caquistes d’un secteur clé d’une circonscri­ption n’ont pas voté en nombre suffisant, Brigitte Legault appelle l’organisate­ur local, qui déploie son « équipe d’urgence » de 10 bénévoles, qui se rend faire une ultime tournée de porteàport­e pour rappeler aux sympathisa­nts d’aller voter avant 20 h. Ce sera le cas dans plusieurs courses serrées : JeanTalon, Châteaugua­y, Sanguinet, MarieVicto­rin, LavaldesRa­pides... PointeauxT­rembles, circonscri­ption cruciale pour avoir un élu caquiste à Montréal, déploiera même plusieurs bénévoles sur le terrain. « Cellelà, on va la faire à pied au complet s’il le faut. Le vote doit sortir ! Si certains sont déjà en pyjama, je vais les faire rhabiller ! » lance en riant l’organisatr­ice en chef.

La fermeture des bureaux de scrutin approche. Le taux de participat­ion s’annonce relativeme­nt faible. Vers 18 h 30, le chef de la CAQ envoie un texto inquiet à Brigitte Legault. « Comment ça se déroule ? » Il est fébrile. François Legault attend ce moment depuis son retour en politique, lorsqu’il a fondé la CAQ, en 2011. Un projet « complèteme­nt fou », atil déjà reconnu, qui l’amène ce soir aux portes du pouvoir. Brigitte Legault a l’oeil rivé sur la Coaliste. Tout baigne. C’est la participat­ion des électeurs des autres partis qui risque de souffrir. « Notre vote va tenir », lui répondelle, confiante.

À 20 h 05, tout s’arrête. La machine caquiste, tendue comme une corde de violon pendant les 39 jours d’une campagne marquée par des hauts et des bas, se relâche. Quelques cris de joie résonnent dans la suite du Delta. Un mélange d’espoir, de confiance et de nervosité. Brigitte Legault se lève et ferme son ordinateur portable. « Advienne que pourra », lâchetelle.

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Brigitte Legault, 15 minutes avant la fermeture des bureaux de scrutin.

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