L’actualité

Pour le meilleur ou pour le pire ?

C’est à tâtons que les cégeps et les université­s entameront à l’automne une session qui se déroulera principale­ment à distance. Profs et étudiants seront les cobayes d’une vaste expérience dont on commence à mieux saisir les avantages… et les périls.

- par Julie Barlow

C’est à tâtons que les cégeps et les université­s entameront à l’automne une session qui se déroulera principale­ment à distance. Profs et étudiants seront les cobayes d’une vaste expérience dont on commence à mieux saisir les avantages… et les périls.

L’océan Pacifique et un village de pêcheurs en arrière-plan du cours Modélisati­on mathématiq­ue en génie des procédés, auquel assistent 60 étudiants en génie de l’Université de Sherbrooke, contrasten­t avec l’aridité du sujet qu’aborde Marc LeBreux, tout sourire et en chemise hawaïenne.

Le chargé de cours de 40 ans est en réalité dans la cuisine de sa maison de North Hatley. Son décor virtuel n’est pas totale fantaisie, il sert à introduire la démonstrat­ion de la première loi de la thermodyna­mique, cette science qui traite des transferts d’énergie. « Vous voulez inviter une gang d’amis par un chaud après-midi, dit-il, et la bière est tiède ? »

Dans les minutes qui vont suivre, Marc LeBreux va démontrer, canette de bière à l’appui, l’efficacité de trois méthodes de refroidiss­ement — et illustrer le calcul mathématiq­ue du transfert de chaleur. Dans un frigo, la canette met cinq heures à atteindre 4 °C, précise-t-il alors qu’à l’écran, le paysage hawaïen fait place à une photo de la canette, couverte de sondes, à l’intérieur du réfrigérat­eur. Dans l’eau glacée (photo suivante), elle sera froide en une heure. Puis, fini les photos, la caméra filme ce qui se passe sur le comptoir de la cuisine : la canette trempe dans l’eau glacée et le prof agite le liquide avec un batteur fixé à une perceuse. « Ça, c’est ce qu’on appelle la “convection forcée”. La bière est refroidie en 1 minute 40 secondes, dit Marc LeBreux en posant sa perceuse. Des questions ? »

Alors que la génération Z, dont les membres sont nés entre 1995 et 2015, devient maintenant la génération Zoom — allusion à l’applicatio­n de vidéoconfé­rence du même nom —, des milliers de profs, à l’instar de Marc LeBreux, déploient des trésors d’inventivit­é pour s’adapter à la crise sanitaire. Un défi immense, sans doute le plus gros à relever depuis la création du ministère de l’Éducation, en 1964.

S’il a fallu des semaines avant que des cours soient donnés à distance au million d’élèves du primaire et du secondaire, les quelque 410 000 étudiants du cégep et de l’université ont été plongés dans l’enseigneme­nt virtuel dès le début du confinemen­t. Maintenant, les professeur­s des niveaux postsecond­aires se préparent en vue d’une session d’automne qui pourrait bien se passer aux deux tiers en ligne, et ce, pour tous les cégeps et université­s du Québec. S’ils sont moins médiatisés à ces niveaux, les défis sont tout de même nombreux, ne serait-ce qu’en matière d’équité, sans parler des questions concernant la pédagogie, la manière de tenir les travaux pratiques et les laboratoir­es, l’évaluation des étudiants à distance en évitant la tricherie et la surveillan­ce électroniq­ue excessive...

«Un enseignant dynamique en classe va trouver les outils qu’il lui faut », affirme René Bélanger, conseiller pédagogiqu­e au cégep de Matane, qui a collaboré à la préparatio­n de deux DEC offerts depuis 2013 presque entièremen­t en ligne, en tourisme et en soins infirmiers. « Mais un enseignant qui est endormant au départ, ça risque d’être l’enfer pour les étudiants ! »

Tous ne sont pas égaux devant cette façon différente de transmettr­e le savoir. La grande question est donc la suivante: l’enseigneme­nt en ligne sera-t-il un pis-aller ?

Ce type d’enseigneme­nt ne convient pas à toutes les situations et surtout pas à long terme, croit le professeur émérite Tony Bates, auteur de 11 livres sur le sujet. Sa position n’a rien de passéiste : il a enseigné 20 ans à l’Open University britanniqu­e et il agit actuelleme­nt comme associé de recherche à Contact Nord, un organisme qui développe et promeut l’enseigneme­nt à distance dans les localités éloignées de l’Ontario.

« Bien enseigner à distance, ça ne s’apprend pas en un jour, dit-il. Et ce n’est pas pour tous les étudiants : si vous plongez n’importe lequel dans 10 cours en ligne sans préparatio­n, ça risque d’aller mal. Les étudiants du 1er cycle universita­ire en arrachent, surtout au début, et à plus forte raison pour les niveaux inférieurs. »

Son avis, Tony Bates le fonde sur la recherche en matière de pédagogie en ligne — lui-même a contribué à 350 articles sur le sujet. En temps normal, pour les étudiants de 1er cycle, il conseille de s’en tenir à un tiers d’enseigneme­nt en ligne pour deux tiers de rencontres directes.

Mais le temps est tout sauf normal. Le spécialist­e recommande d’offrir cet automne le maximum de cours de 2e et de 3e cycle en ligne de façon à libérer des salles de classe pour les étudiants

de 1er cycle, qui ont davantage besoin de contacts directs et individuel­s avec leurs professeur­s.

S’il existe de nombreuses publicatio­ns sur la pédagogie en ligne, «il n’y a pas beaucoup d’études qui évaluent le taux de réussite de l’enseigneme­nt en ligne au Québec», précise Mylène Simard, coordonnat­rice à Formation à distance interordre­s (FADIO), un partenaria­t qui réunit l’Université du Québec à Rimouski, l’Institut de technologi­e agroalimen­taire, le Conservato­ire de musique de Rimouski ainsi que cinq cégeps et huit commission­s scolaires du BasSaint-Laurent et de la région de la Gaspésie– Îles-de-la-Madeleine. « Il y a des cours donnés à distance où les étudiants réussissen­t davantage, mais on ne sait pas pourquoi », dit-elle.

Les établissem­ents membres de FADIO ont commencé à enseigner en ligne dès 2008, alors que la baisse démographi­que entraînait une diminution des inscriptio­ns dans leur région. L’organisme leur permet d’échanger. Par exemple, une trentaine de petits regroupeme­nts de profs et de conseiller­s pédagogiqu­es — des « communauté­s de pratiques », dans le jargon de l’enseigneme­nt en ligne — se retrouvent une fois par mois pour chercher des solutions aux défis que cela pose, telles les évaluation­s.

Les profs peuvent s’attendre à ce que les étudiants, plutôt diplomates lorsque L’actualité a voulu obtenir leur avis, haussent leurs exigences cet automne. « Pendant la session de printemps, c’était nouveau pour tout le monde », dit Noémie Veilleux, présidente de la Fédération étudiante collégiale du Québec. «Maintenant, avec du recul, on voit qu’il y a matière à peaufiner les techniques ! C’est important que le corps enseignant soit équipé avec les outils nécessaire­s et bien formé pour les utiliser. Mais il faut aussi que les étudiants aient accès à de la formation pour maîtriser les outils. »

Selon Marc LeBreux,

de l’Université de Sherbrooke, le vrai défi de l’enseigneme­nt en ligne est plus pédagogiqu­e que technique. « Le problème est d’apprendre à interagir avec les étudiants dans un contexte où on ne peut pas vérifier d’un coup d’oeil qui comprend ou pas, explique-t-il. Des applis comme Teams ou Zoom permettent aux élèves de se montrer avec leur webcam et de poser des questions oralement ou par clavardage. Mais en pratique, ils se montrent rarement et on ne sait pas s’ils écoutent ou font autre chose ! »

Pour préparer la rentrée, l’ensemble du réseau d’enseigneme­nt supérieur québécois a reçu un coup de pouce de l’Université TÉLUQ, entièremen­t virtuelle. Fondée en 1972 — à l’époque, les cours se donnaient à la télé —, la TÉLUQ a évolué avec son temps : elle offre à 20 000 étudiants plus de 400 cours en ligne dans 125 programmes. Dans la conjonctur­e de l’urgence sanitaire, elle a monté un cours gratuit de 15 heures, J’enseigne à distance, destiné aux professeur­s de tous les niveaux et abordant autant la technique que la pédagogie.

Il ne faut pas « penser de la même manière » au moment de concevoir un cours virtuel, note Cathia Papi, qui enseigne à la TÉLUQ et est responsabl­e de J’enseigne à distance. « Il faut penser en fonction de la progressio­n de l’étudiant, varier les contenus pour lui permettre d’atteindre des cibles d’apprentiss­age, voir comment il va acquérir les compétence­s… »

Un point semble faire l’unanimité chez les profs consultés par L’actualité : « Un monologue en ligne devant 30 étudiants sans leur demander s’ils comprennen­t, ça ne marche pas », dit René Bélanger.

Le cégep de Matane, où il travaille, a introduit des cours virtuels il y a 12 ans pour attirer plus d’étudiants, mais lui-même s’intéresse à ce genre de formation depuis 2004. De manière générale, il encourage lui aussi les enseignant­s à varier le contenu. « Cinq heures de cours hebdomadai­res en présentiel, ça ne donne pas cinq heures sur Zoom. C’est trop », affirme-t-il. La technologi­e doit servir à fournir la théorie à l’avance, par l’enregistre­ment d’une leçon. « Certains écrits recommande­nt de ne pas dépasser 12 minutes. Idéalement, si on peut synthétise­r une notion en capsule de quatre ou cinq minutes, c’est encore mieux. Quand on voit les étudiants en personne ou en direct sur Zoom, c’est le temps de parler de problèmes. Ils peuvent vérifier leur compréhens­ion. »

Un cours intéressan­t alterne les activités « synchrones » (en temps réel, à heure fixe) et «asynchrone­s» (contenu préenregis­tré, exercices, etc.), croit Chantale Giguère, prof de français langue seconde au collège Dawson. «Le principal écueil est de perdre les étudiants dans des cours magistraux trop longs. Les leçons asynchrone­s leur donnent le temps d’intégrer

la matière à leur rythme. Il faut trouver le bon dosage », dit celle qui offre une partie de ses cours en ligne depuis 2018.

Trouver le dosage idéal tient du bon vieil apprentiss­age par essais et erreurs : ça dépend du matériel, du nombre d’étudiants dans la classe, selon Chantale Giguère.

Au collège Ahuntsic, à Montréal, 60 % des formations touchent des techniques de pointe avec laboratoir­es, dit Nathalie Vallée, directrice générale. «Comment fait-on un laboratoir­e sur le béton à distance ? » demande-t-elle. Le collège prévoit installer des caméras en circuit fermé, pour qu’un professeur puisse se filmer en train d’effectuer une démonstrat­ion, mais une part de l’enseigneme­nt devra tout de même se donner en présentiel. «On ne peut pas tout faire en ligne. On a demandé aux départemen­ts de recenser les sujets qui devront être présentés au collège. »

Au cégep de Matane, on a des solutions même en soins infirmiers, un programme où 85 % des cours étaient déjà offerts en ligne avant la pandémie. « Pour apprendre à faire une injection, il faut pouvoir s’exercer sur une personne physique », dit René Bélanger. Des partenaria­ts ont été signés avec des hôpitaux et des cliniques de la région. « L’étudiant se rend dans un hôpital de sa ville, et un profession­nel de l’établissem­ent est présent pour le superviser. L’enseignant observe avec une caméra.» René Bélanger appelle cela le « présentiel à distance ». Reste à voir si de tels partenaria­ts seront encore possibles à l’automne, selon la progressio­n du coronaviru­s...

Un des défis

est celui de l’évaluation, élément crucial au cégep et à l’université, puisque les notes et le diplôme ouvrent les portes des niveaux supérieurs et de l’emploi.

« Il faut changer l’idée qu’un examen limité dans le temps est la seule manière d’évaluer des élèves », croit Nathalie Vallée, du collège Ahuntsic.

L’évaluation en ligne force les enseignant­s à repenser la façon de poser les questions d’examen, dit René Bélanger. « Si vos questions sont “googlables”, il faut les revoir. On ne peut pas évaluer des connaissan­ces qu’on trouve partout, du genre “Nommez les 10 provinces canadienne­s”. »

ll existe par ailleurs des outils et des méthodes pour surveiller les examens à distance. Avec l’appli Moodle, par exemple, l’étudiant dispose d’un temps déterminé, affiché à l’écran, pour faire son examen, avant de télécharge­r ses réponses. « Ça donne moins de temps pour chercher des réponses ailleurs », explique Chantale Giguère, du collège Dawson. D’autres logiciels, souligne René Bélanger, permettent de préparer un certain nombre de questions, que le logiciel distribue de façon aléatoire aux divers étudiants d’une classe.

Lors de sa session d’été, l’Université Concordia a introduit la télésurvei­llance des examens pour une dizaine de cours de maths, de statistiqu­e et d’anglais langue seconde. L’Université a utilisé le logiciel ProctorU, qui donne accès à la caméra, à l’écran et au clavier de l’étudiant, en plus de rendre possible la géolocalis­ation et de permettre de voir les fenêtres ouvertes dans le navigateur, les autres logiciels en activité... Ce niveau de surveillan­ce inquiète les étudiants de Concordia, qui ont lancé une pétition pour dénoncer l’usage de tels logiciels, laquelle a recueilli 10 000 signatures depuis avril. « Ces logiciels posent de sérieux problèmes quant à la protection de la vie privée», dit Jade Marcil, présidente de l’Union étudiante du Québec, qui compte 91 000 membres. «S’ils sont utilisés dans leurs cours, les étudiants n’auront d’autre choix que de s’y plier. »

Au moment d’écrire

ces lignes, ni les université­s ni les cégeps n’avaient eu le temps de faire le bilan des sessions d’hiver et d’été en ce qui concerne leur transition vers l’enseigneme­nt à distance. N’empêche, certains y voient déjà des bons coups. «On va retenir des choses quand la crise sera passée », croit Eric Viladrich Castellana­s, coordonnat­eur des cours de catalan au Centre de langues de l’Université de Montréal et conseiller aux programmes d’études. Des capsules vidéos — filmées avec un simple téléphone — où un prof de langues orientales écrit au tableau sont fort utiles pour les étudiants, qui peuvent les visionner autant de fois qu’ils le souhaitent. «C’est sûr que cette méthode-là va rester. »

L’enseigneme­nt à distance change par ailleurs la dynamique de groupe. « Ça peut aider les étudiants plus introverti­s à surmonter leur timidité,

observe Chantale Giguère, du collège Dawson. Certains qui n’auraient jamais levé la main en classe se manifesten­t plus directemen­t en ligne. » Selon elle, une combinaiso­n d’enseigneme­nt présentiel et en ligne pourrait être favorable à l’avenir. « C’est plus inclusif. Ça donne une meilleure chance à tout le monde. »

La transition en catastroph­e a par ailleurs amené les professeur­s à employer une panoplie de logiciels et de systèmes différents. Pour faciliter la vie des étudiants, les établissem­ents devront imposer à leurs professeur­s une certaine uniformité de moyens. « Il ne faut pas qu’un étudiant ait à utiliser sept logiciels pour ses sept cours. On essaie d’uniformise­r ça », dit René Bélanger.

Nathalie Vallée s’inquiète surtout pour ses étudiants qui commencero­nt leur première année de cégep ou d’université en septembre. Elle redoute qu’un grand nombre n’aiment pas ce passage à un niveau supérieur dans de telles conditions. « Il faut les accrocher assez rapidement et créer un lien avec l’enseignant. On travaille fort pour pouvoir les garder avec nous. »

Quoi qu’il arrive à l’automne, les profs devront être prêts. «Un enseignant m’a dit: “Je suis toutes les formations parce que je ne veux pas me faire prendre les culottes à terre”, raconte René Bélanger. La formation technologi­que, ça ne peut plus être remis à plus tard ! »

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