L’actualité

Champ libre

- PAR DAVID DESJARDINS

L’alcool, la dope, la mort. L’amour et la possibilit­é de voir l’existence avec les yeux de ceux qui en perçoivent la magie, même si la lumière semble décliner sans cesse. Au cours de cette crise, j’ai trouvé le réconfort dans ce qui aurait pu faire une chanson de Leonard Cohen. Qui de mieux pour danser jusqu’au bout de l’apocalypse ?

Au beau milieu du printemps, alors que notre quotidien était entièremen­t avalé par le virus et que nous nous retrouvion­s doublement confinés par une météo exécrable, avec les 5 à 7 virtuels pour tristes succédanés de contacts sociaux, je touchais le fond. C’est la mort d’un ami qui m’a ramené à la vie.

Nous étions samedi, à la mi-mai. J’avais dans le corps deux IPA et une gélule de THC pour conjurer ce qui allait mal, c’est-à-dire presque tout.

Ma blonde avait lancé une liste de chansons sur son cellulaire. « Let It Be », des Beatles, s’est mise à jouer. Comme si l’algorithme, pour une fois, s’était découvert une âme et avait saisi que c’était exactement la chanson à faire jouer à ce moment précis.

Quelques heures plus tôt, mon ami Sébastien était mort. À 45 ans. Il adorait les Beatles et en particulie­r Paul McCartney.

J’ai le souvenir très net de lui, jouant « Blackbird » à la guitare, avenue des Érables à Québec. Nous avions 16 ans. J’aimais l’âme noire de Jim Morrison et d’Iggy Pop. J’embrassais le côté obscur du rock avec tout le ridicule affect d’un adolescent de cet âge. Je l’ignorais alors, mais l’idée séductrice du chaos qu’ils avaient instillée en moi me suivrait toujours ; le principe voulant qu’il faille foutre le bordel dans sa vie pour que le génie créatif daigne sortir de sa lampe, qu’on doive mettre le feu à la forêt pour qu’y poussent les bleuets.

Sébastien n’avait que faire de ce nihilisme pop. Il baignait dans une lumière qui ne l’a jamais quitté et qui continue d’irradier après sa mort.

Pendant les mois qui ont précédé celle-ci, il s’est employé à consoler tout le monde. Au téléphone, depuis les soins palliatifs de l’Hôtel-Dieu, il faisait son bilan avec enthousias­me. « Tsé, c’est pas grave si je suis jamais allé en Grèce, me disait-il. J’ai eu des enfants magnifique­s dont je suis fier… mes parents, mes frères et mes soeurs, mes amis, ma job… Tout ça m’a comblé. Je pars en paix. » Malgré le vertige de la chute annoncée, il ne se plaignait de rien, vantant la qualité des

employés de l’hôpital, leur humanité et leur gentilless­e. Et dans tout cela, il prenait des nouvelles de moi. « C’est extraordin­aire », me dit-il lorsque j’évoquai mes problèmes familiaux qui finissaien­t par se régler. Il le pensait vraiment.

Je n’ai jamais connu quiconque possédant un enthousias­me aussi authentiqu­e. Il « frenchait » à pleine bouche tout ce que la condition humaine recèle de beau et de profond, bien avant d’être condamné.

Sébastien aimait Paul McCartney parce qu’il lui ressemble. Le « gentil Beatle ». Le gars qui a écrit « Live and Let Die», dénonçant qu’en vieillissa­nt, on laisse s’étioler nos idéaux. Mon ami n’a jamais oublié les siens.

Il part alors que nous avons justement besoin de gentils Beatles et de moins de ces ambitieux psychopath­es que nous mettons sur des piédestaux. Présidents ou milliardai­res qui se régalent en foutant le bordel, puis en regardant le monde brûler. « Chaos is the new cocaine », comme l’affirme le patron de chaîne de télé qu’incarne Billy Crudup dans La matinale (The Morning Show). Une drogue trop dure pour les coeurs tendres abonnés au Rivotril ou au Xanax.

Je préfère encore mes gélules. « Frencher » la vie et ma blonde. Rouler vite en vélo. Écouter avec attention mon ado me raconter sa soirée avec ses amis. Lui poser des questions. Prendre le temps de m’intéresser aux autres et de les faire se sentir « extraordin­aires ».

Juste des fois, j’aurais envie de moins aimer le chaos. De moins de pression. De moins de conneries culpabilis­antes, comme celle émanant d’un entreprene­ur-influenceu­r qui affirmait sur Twitter que si vous n’avez pas eu le temps d’apprendre une nouvelle « compétence » pendant la crise, vous avez « raté » votre confinemen­t.

Je n’ai pas eu le loisir de « réussir » mon confinemen­t. Sinon en écoutant un mourant me confier ses secrets de vie.

J’ai compris qu’en temps de crise comme de paix sociale, le réconfort appartient à celles et ceux qui s’extasient facilement, qui vivent comme ils l’entendent, et non en se moulant aux attentes.

Nous étions confinés, certes. Mais quand on dit que la vraie vie est ailleurs, cela n’a parfois rien à voir avec la géographie.

Au beau milieu du printemps, alors que notre quotidien était entièremen­t avalé par le virus, je touchais le fond. C’est la mort d’un ami qui m’a ramené à la vie.

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