L’actualité

Air Canada et nous

- Société | par Marie-France Bazzo

Fin juin, quelques jours avant la fête du Canada, Air Canada a annoncé, dans la foulée des misères vécues par les compagnies aériennes en contexte de COVID-19, qu’elle suspendait une trentaine de liaisons au pays, dont la moitié au Québec. Le tollé a été général et la stupéfacti­on, totale. Les élus, à tous les paliers de gouverneme­nt, ont fait valoir les conséquenc­es prévisible­s de ces suspension­s : déstabilis­ation économique, effets directs sur le tourisme, incidences sur la qualité de vie des résidants, et plus particuliè­rement les soins de santé, le transport des malades, l’accès à des spécialist­es, etc. On commençait à peine à faire le bilan de cette catastroph­e pour les villes qui perdaient du jour au lendemain leurs liens avec Québec, Montréal, ou entre elles. Et cela, après que les trajets régionaux par transport ferroviair­e eurent été réduits à leur plus simple expression et que les compagnies d’autocars se furent retirées de nombreuses routes régionales.

Au fond, cette affaire nous dit que nos gouverneme­nts, autant qu’Air Canada et autant que nous, citoyens, se foutent des régions.

Le Canada et le Québec n’ont pas la politique de leur géographie. Nous ignorons ce qui se trouve à 150 km des grandes villes, et nous ne nous en formalison­s pas. Si le gouverneme­nt fédéral avait eu un réel souci du développem­ent équitable du territoire, il n’aurait pas privatisé Air Canada en 1988. Quand on doit traiter équitablem­ent tous les citoyens dispersés sur cette immensité et qu’on veut mettre à profit les ressources de partout, on ne peut rendre ces questions dépendante­s du privé, dont les intérêts ne sont pas ceux du bien commun national. (Même si le transport aérien est de ressort fédéral, la remarque vaut aussi pour le provincial, qui a laissé se déliter le service d’autocars.)

Air Canada, comme toutes les entreprise­s de son secteur, ne travaille pas pour assurer la fluidité des liens entre les habitants d’un territoire éclaté, mais pour générer des bénéfices pour ses actionnair­es. Je m’étonne toujours des critiques outrées sur le manque de coeur des patrons mercenaire­s, lesquelles frôlent parfois l’innocence. Air Canada travaille pour son profit, point. Le Canada a privatisé la compagnie, l’a laissée s’enrichir, lui a payé des

hubs, a subvention­né son développem­ent, et il se défile lorsqu’elle abandonne Mont-Joli ou les Îles. Qui faut-il blâmer ? Ne sommes-nous pas collective­ment coupables d’avoir fermé les yeux et remis notre cohérence territoria­le entre les mains du capitalism­e le plus étranger aux besoins régionaux ?

La viabilité de notre territoire extrême, de nos régions peu peuplées, a été remise tout entière au privé et au hasard. Certains élus locaux ont relancé l’idée d’une nationalis­ation du transport aérien provincial. C’est une piste, mais elle n’est pas garante d’efficacité: pensons au fiasco récurrent des services de traversier­s gérés par Québec. La vérité est que, quelle que soit la solution temporaire ou permanente qui sera envisagée pour réparer les dégâts causés par le retrait d’Air Canada, il demeure que ni le Canada ni le Québec n’ont de réelle politique du territoire.

Pour tout dire, on s’en balance, de notre géographie démesurée. À la limite, elle nous emmerde. Nous ne connaisson­s pas les régions, nous ignorons leur complexité et leurs problèmes particulie­rs. Nous venons tout juste de démêler Chicoutimi de

Rimouski, à la faveur d’un été où nous n’avions d’autre choix que de nous ruer sur le Saguenay ou les chutes de Rawdon. C’est pas juste beau, le Québec, c’est vaste, c’est compliqué, c’est coûteux, ça demande qu’on s’y intéresse, qu’on écoute, qu’on réfléchiss­e et qu’on trouve des solutions viables et durables, ce qu’on a rarement fait.

C’est facile pour des entreprise­s de laisser tomber des régions comme de vieilles chaussette­s quand la population des grands centres ignore tout de la réalité desdites régions. Elle a beau jeu, Air Canada : nous sommes volontaire­ment ignorants de la vastitude de notre territoire et de ses enjeux, citoyens ordinaires comme décideurs.

À moyen terme, une meilleure connaissan­ce de la géographie et de l’histoire nationale ainsi qu’un amour ravivé de notre territoire nous laisseront moins démunis et plus vigilants devant les entreprise­s privées ou des gouverneme­nts peu préoccupés du bien-être de la population des régions éloignées. En attendant, nous sommes dociles et ignorants, et Air Canada n’est pas la seule à blâmer.

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