L’actualité

Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, L’actualité

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Difficile d’avoir un regard plus complet que celui de Martial Ze Belinga sur le continent africain. Cet économiste et sociologue camerounai­s collabore depuis bientôt 20 ans à la rédaction de l’Histoire une série de volumes de l’UNESCO dont l’objectif est de raconter le passé de cet immense territoire aux multiples cultures. Il est aussi coauteur du livre

paru en 2016. Martial Ze Belinga, avec qui a pu s’entretenir, estime que la crise de la COVID-19 met en relief les failles des économies africaines… et laisse entrevoir des pistes de solutions pour corriger la situation.

Contrairem­ent à l’Asie et à l’Occident, le continent africain a été frappé par la crise économique avant d’être touché par la crise sanitaire. Pourquoi ?

Le virus est passé de l’Asie à l’Europe, puis à l’Amérique du Nord. Ces économies se sont mises à l’arrêt pour contenir la maladie, ce qui a diminué la demande pour les matières premières, principale exportatio­n des économies africaines. Et il n’y a pas que le volume qui a chuté, mais aussi le prix. Le pétrole, qui s’est effondré brièvement à moins de zéro dollar le baril, est un bon exemple. Cela a limité de manière importante les entrées fiscales des États africains avant même que le virus n’arrive sur leur territoire. L’autre facteur, ce sont les transferts d’argent des émigrés. La diaspora africaine envoie environ 50 milliards de dollars américains par année à ses proches — et ça, c’est en se basant uniquement sur les flux officiels. C’est davantage que l’aide internatio­nale au développem­ent ! Or, avec le confinemen­t, le chômage des émigrés a augmenté et leur capacité d’envoyer de l’argent a diminué. En plus, certaines sociétés de transfert de fonds internatio­naux ont interrompu leurs services. Tout cela a déstabilis­é les finances des économies africaines au moment même où elles devaient se préparer à la crise sanitaire à venir. Le virus est arrivé plus tard en Afrique, et l’épidémie y a été contenue un temps, mais il semble maintenant y avoir une accélérati­on.

Vous affirmez que la crise actuelle montre que les économies africaines sont colonisées.

Que voulez-vous dire ?

Depuis les années 1970, le taux d’industrial­isation stagne en Afrique. Notre rôle dans les échanges internatio­naux est resté le même : fournir aux autres des matières premières qu’on ne transforme pas, et importer les produits finis fabriqués ailleurs. La croissance économique observée en Afrique dans les années 2000 et

Pensez-vous que la crise actuelle pourrait changer cet état de fait ?

Avec la COVID-19, on a pris conscience que les Africains peuvent innover, ajouter de la valeur. On n’avait pas de masques, alors on s’est mis à en fabriquer. J’ai vu des étudiants dans une université à Douala, au Cameroun, produire du gel hydroalcoo­lique.

Il y a des gens qui ont conçu des appareils pour se laver les mains sans contact — c’est artisanal, mais ça fonctionne. Plusieurs se sont tournés vers les savoirs traditionn­els et les plantes de la pharmacopé­e africaine pour trouver un remède — on l’a vu avec l’Artemisia à Madagascar. Certes, il faut les intégrer dans un protocole de recherche rigoureux, mais cette quête de solution est déjà beaucoup plus satisfaisa­nte que de tout attendre de l’extérieur.

Parlant de l’extérieur : le président français, Emmanuel Macron, a dit envisager une annulation de la dette africaine pour aider le continent à lutter contre la COVID-19. Est-ce une bonne solution ? Non. La dette ne provient pas de la COVID-19. Bien sûr, la crise actuelle peut aggraver la dette et, surtout, diminuer la capacité des États de rembourser leurs créanciers à court terme. Mais le problème auquel il faut s’attaquer, c’est le processus d’endettemen­t. Au cours des années 2000, il y a eu un certain degré d’annulation des dettes [NDLR : notamment par le Fonds monétaire internatio­nal, la Banque mondiale et le Club de Paris, un groupe non officiel de créanciers publics], qui a permis à plusieurs pays d’Afrique subsaharie­nne d’abaisser leur dette à 20 % du PIB. Depuis, leur niveau d’endettemen­t a plus que doublé ! Pourquoi ? Parce que le modèle de développem­ent basé sur l’exportatio­n des matières premières ne fonctionne pas. Lorsqu’un choc économique survient, que le prix des matières premières tombe, on replonge dans le surendette­ment. Il faut aussi dire que l’annulation de la dette, ça n’a jamais existé en Afrique. Quand les bailleurs de fonds disent « annulation », ils parlent généraleme­nt d’un rééchelonn­ement de la dette, d’un moratoire sur les paiements ou d’une annulation des taux d’intérêt.

Et ce montage financier vient avec des conditions. Les États doivent abaisser les droits de douane, permettre l’implantati­on des entreprise­s provenant des pays qui ont restructur­é la dette, etc. Tout ça maintient les dépendance­s qui contribuen­t à l’endettemen­t, si bien qu’à l’arrivée, on n’est plus trop sûr de ce que l’on « annule ».

Êtes-vous optimiste quant au monde qui attend les États africains après la crise ?

J’ai beaucoup de craintes. En ce moment, on parle beaucoup du monde post-COVID, et les gens affirment que tout va changer. C’était la même chose avec la crise économique de 2008, qui devait marquer la fin de la grande spéculatio­n. Or, aujourd’hui, la spéculatio­n est plus élevée que jamais. La résilience du système capitalist­e est énorme, et j’ai peur que l’on retombe encore une fois dans le business as usual après la crise. Mais il faut continuer à travailler dans le bon sens pour changer les choses. Il faut revoir les théories économique­s, revoir la pensée individual­iste et réfléchir à la place de l’être humain dans l’ensemble du vivant.

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