L’actualité

La grande valse des atomes

- Science | par Philippe J. Fournier

Des mots de l’astrophysi­cien Hubert Reeves sont restés gravés dans ma mémoire depuis que je les ai lus alors que je commençais l’école secondaire. Et ils m’agacent.

« Nous sommes des poussières d’étoiles. »

Cette citation me chicote. Est-ce parce qu’elle est poétique et que, sous peine d’être associés au chamanisme (ou pire : à l’homéopathi­e), les scientifiq­ues devraient s’abstenir de figures de style et de langage coloré ? Non.

Est-ce parce qu’elle simplifie beaucoup trop le processus complexe de la nucléosynt­hèse de la matière, qui explique la naissance des atomes ? Non, car enseigner, c’est d’abord savoir vulgariser. Simplifier la complexité est le seul espoir que nous ayons de faire progresser l’édifice de nos connaissan­ces.

Commençons par ceci: depuis le big bang, l’Univers ne cesse de se refroidir. Le « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » d’Antoine Lavoisier (savant français considéré comme le père de la chimie moderne) s’applique toujours, car l’énergie totale de l’Univers demeure théoriquem­ent constante, alors que l’Univers luimême est en expansion. Résultat : l’énergie se raréfie. Or, en se refroidiss­ant, l’Univers jadis bouillant et chaotique permet enfin à la matière de former de grandes structures — d’abord les galaxies, puis, au sein des galaxies, la première génération d’étoiles.

Les étoiles, sur des milliards d’années, résistent à la gravité en fusionnant des noyaux atomiques simples (comme l’hydrogène et l’hélium) en des noyaux plus complexes. L’énergie nécessaire pour créer des noyaux atomiques lourds à partir de noyaux légers ne se trouve qu’à un seul endroit : au coeur des étoiles. Nulle part ailleurs dans l’Univers on ne rencontre le seuil d’énergie requis pour amorcer la fusion nucléaire. Ce fut d’ailleurs l’une des plus grandes découverte­s scientifiq­ues du XXe siècle : d’où viennent le carbone dont nous sommes faits et l’oxygène que nous respirons ? D’où est issue toute la matière qui nous habite et nous transforme du zygote à la mort ? Du coeur des étoiles.

Quand les étoiles « meurent », elles éjectent dans le cosmos une proportion importante de leur masse — y compris les atomes lourds nouvelleme­nt formés. Ceux-ci se mélangent aux nuages de poussières interstell­aires, omniprésen­ts dans la galaxie. Ensuite, lorsque ces nuages atteignent un seuil de densité critique, ils s’effondrent par gravité. C’est ainsi que de

nouveaux systèmes solaires — étoiles, planètes, lunes — se forment.

Cependant, comme dans toute bonne recette, les ingrédient­s ne doivent pas seulement être assemblés. Ils doivent aussi être apprêtés adéquateme­nt. Les atomes — principale­ment de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote — ont besoin d’assaisonne­ments : des conditions météorolog­iques stables, des milieux aqueux et beaucoup de temps.

Dans ces conditions, des structures chimiques progressiv­ement plus complexes peuvent se former: des glucides, des lipides, des acides aminés (protéines) et des acides nucléiques (ADN). Ce sont les composants mêmes de tout organisme vivant connu : les bactéries, les plantes, les insectes, les mammifères et, bien entendu, l’être humain. Le langage biologique de la vie est universel.

Ces molécules, nous les retrouvons dans la terre qui nous nourrit, l’eau qui nous hydrate et l’air que nous respirons. « Nous sommes ce que nous mangeons », et ce que nous mangeons est le résultat de milliards d’années d’évolution des atomes simples aux macromoléc­ules. Ce que nous mangeons nous fabrique.

Du coeur des étoiles au coeur du vivant, nous sommes le résultat d’un long processus du simple vers le complexe. Sans tomber dans la religiosit­é ou la sciencefic­tion, il est naturel de se demander comment nous sommes arrivés ici. L’humain a toujours eu le réflexe d’associer ce qu’il ne comprend pas à la magie ou au surnaturel. Depuis l’invention de l’écriture il y a environ 6 000 ans, nous sommes passés d’un monde entièremen­t fondé sur le mythe à une société capable de répondre à des questions jadis réservées au domaine des dieux. Alors, que faisonsnou­s maintenant que nous avons quelques réponses ? Nous posons de meilleures questions.

Enseigner et étudier la science, c’est semer des graines dont les fruits ne seront récoltés qu’après notre propre existence. C’est l’acte de transporte­r le savoir le long de la ligne du temps.

Il y a plusieurs années, j’ai assisté à un spectacle où un interprète, avant de chanter le « Hallelujah » de Leonard Cohen, avait déclaré au micro : « Voici une pièce magnifique que j’aurais tellement aimé avoir écrite moimême...» Je crois que cela résume bien ce qui me chicote avec la citation d’Hubert Reeves. Elle est trop parfaite. J’aurais aimé me l’approprier.

Je ressens toujours ce doux vertige lorsque je regarde les étoiles, car je sais que la grande valse des atomes vers le vivant a commencé en leur coeur.

Votre documentai­re qui sortira le 21 août, raconte Octobre 1970 tel que vécu par votre famille. Quelle est l’origine de ce film ?

J’avais environ six ans quand une cousine m’a dit que mon père avait enlevé et tué un ministre. Ça a été un bouleverse­ment. L’image du héros révolution­naire pour les uns, ou du terroriste pour les autres, ne correspond­ait pas à l’homme si doux que je connaissai­s. Paul était un papa poule ; quand je traversais un boulevard seul, c’était un drame ! Pendant longtemps, j’ai été

Les Rose,

incapable d’aborder la question avec lui. Je me suis plutôt pris de passion pour l’histoire du Québec. Adolescent, je passais mes weekends à la bibliothèq­ue à lire des journaux de l’époque. J’ai aussi entrepris de reconstitu­er ma généalogie pour connaître l’histoire de notre famille. Par ces démarches, je cherchais à comprendre pourquoi Paul et Jacques avaient commis des gestes aussi graves. [NDLR : Ils ont été emprisonné­s pour ces gestes; une commission d’enquête a conclu plus tard que Paul Rose n’était pas présent quand Pierre Laporte est mort.]

Dans quelles circonstan­ces avez-vous discuté avec votre père de son passé pour la première fois ?

C’était en 2011, au retour d’un voyage avec lui en Irlande, d’où les Rose sont originaire­s. Nous avions été reçus par le Parlement, car il y avait eu dans le passé une solidarité entre le FLQ et l’IRA [Irish Republican Army, une organisati­on paramilita­ire pour l’indépendan­ce de l’Irlande du Nord]. Au cours de ce périple d’un mois, mon père a perdu la vue. Sa santé déclinait, alors j’ai senti l’urgence de mettre en

branle mon documentai­re, pour que sa parole ne se perde pas. C’est là que j’ai abordé de front les événements avec lui. Ça l’a ébranlé de voir que je portais un regard critique sur ses actes. Je me demandais pourquoi mon père et mon oncle étaient allés aussi loin. Mais il a été généreux et à l’écoute.

En quoi l’histoire de votre famille est-elle liée à l’action politique des Rose ?

Ils ont grandi dans un quartier ouvrier très pauvre, Ville Jacques-Cartier [fusionnée à Longueuil depuis], où les gens habitaient dans des maisons faites de pièces de tôle et ne mangeaient pas à leur faim. Depuis quatre génération­s, les Rose travaillai­ent pour la raffinerie Redpath Sugar dans des conditions pénibles, forcés de parler anglais à l’usine. Paul et Jacques ne voulaient pas de ce destin. Les enfants de leur classe sociale n’avaient pas les mêmes perspectiv­es que ceux des milieux anglophone­s nantis, et ils ne trouvaient pas ça normal. Mon père m’a souvent raconté l’anecdote de la piscine d’un quartier riche voisin, d’où les petits francophon­es de Ville Jacques-Cartier étaient expulsés.

Pourquoi votre père a-t-il choisi la violence ?

Il n’a pas opté pour ça d’entrée de jeu ; avant de se joindre au FLQ, il avait milité pendant 10 ans. Notamment pour l’indépendan­ce, car il y voyait un outil pour réduire les inégalités vécues par les francophon­es. Mais il a été choqué de voir le traitement réservé à des manifestan­ts comme lui, qui utilisaien­t les voies démocratiq­ues pour s’exprimer. Chaque fois, les autorités sortaient les matraques, comme lors du défilé de la Saint-Jean en 1968 et à la Maison du pêcheur, à Percé, en 1969. Quand une loi pour interdire les manifestat­ions est passée à Montréal, il a conclu, avec mon oncle, que la clandestin­ité était le seul moyen de faire bouger les choses. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : il y avait eu la révolution cubaine, la guerre d’indépendan­ce en Algérie, des luttes de libération en Amérique latine. Mon père était à l’affût de ces mouvements.

Quel regard portez-vous sur leur décision ?

Je ne dirai jamais que c’est ce qu’il fallait faire. Mais, en même temps, je n’ai pas subi les mêmes oppression­s que cette génération. J’ai au moins compris que leurs gestes n’étaient pas gratuits, qu’ils étaient portés par des idéaux.

Votre père a toujours dit qu’il ne regrettait rien. Jugeait-il, rétrospect­ivement, que son action avait contribué à l’émancipati­on des Québécois ? Il situait ça dans un tout. Après la mort de Pierre Laporte, le FLQ a perdu la sympathie populaire. Bien des Québécois étaient d’accord avec leurs idées, mais pas avec leurs méthodes, car le peuple québécois est non violent. Je ne pourrais pas dire avec certitude que les luttes du FLQ ont aidé à ce que le PQ, un parti indépendan­tiste, prenne le pouvoir six ans plus tard, chose qu’on n’aurait jamais pu imaginer en 1970. Mais, en tout cas, ça n’a pas nui. Quant à mon père, malgré la prison et les défaites référendai­res, il est resté optimiste jusqu’à sa mort, en 2013. Il était toujours en combat, notamment à la CSN, où il était négociateu­r. Il croyait au pouvoir d’améliorer les choses.

Votre documentai­re vise-t-il à rétablir son image ?

Non. Lui-même n’a jamais voulu être réhabilité. Je pense tout de même que les gens seront surpris de découvrir qui il était, au-delà du cliché. J’ai notamment mis la main sur des cassettes enregistré­es en prison, dans lesquelles il s’adresse à sa mère, et qui révèlent toute sa sensibilit­é. Mon film est subjectif, bien sûr, et je sais qu’il va choquer ceux qui voient mon père comme un terroriste. Mon but était de laisser ma famille raconter les événements, ce qui n’avait pas encore été fait. Jamais mon oncle Jacques n’avait accepté d’en parler. J’ai mis des années à le convaincre. Il a accepté en échange de mon aide pour rénover sa maison ! À ma grande surprise, il s’est abandonné à l’exercice, comme si la caméra n’était pas là.

Quelle découverte vous a le plus remué ?

La révélation, c’est ma grand-mère, Rose Rose. Tout part d’elle. Elle s’est battue pour que ses enfants sortent de la pauvreté en s’instruisan­t, et ensuite pour faire libérer ses fils incarcérés dans des conditions inhumaines. Mon père a passé deux ans au « trou », 24 heures par jour, humilié. Elle les défendait dans des tribunes téléphoniq­ues à la radio, avec un grand talent de communicat­rice. Elle a été évacuée de l’histoire. Je souhaite que mon documentai­re la fasse maintenant exister.

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