Plaidoyer pour une gauche normale
À l’époque où je participais à « La commission Bazzo-Dumont » à l’émission de radio de Paul Arcand, au tournant des années 2010, on m’a attribué le rôle de la fille de gauche, face à un Mario de droite. Vélo, écologie, économie, féminisme, valeurs sociales, rôle de l’État : mes commentaires se faisaient à l’intérieur de platebandes bien balisées.
Aujourd’hui, je crois aux mêmes valeurs humanistes, je défends les mêmes thèmes. Toutefois, un glissement s’est opéré depuis une dizaine d’années, et particulièrement depuis cinq ans. Je suis maintenant perçue comme de centre droit, tellement le curseur s’est déplacé vers la gauche de la gauche, parfois jusqu’à son extrême. Comparativement aux wokes, ces « éveillés » qui clament leur indignation envers les injustices sur les réseaux sociaux, tous les autres sont des disciples de Dumont !
J’ai la nostalgie d’une gauche généreuse et inclusive, qui sait parler à ce qu’il y a de meilleur en chaque citoyen. Une gauche souriante, qui se préoccupe vraiment du bien de tous, qui inclut chacun dans un tout plus vaste que la somme des parties. Une gauche qui propose des solutions plutôt que de mesurer mesquinement les avantages de chacun. Une gauche de rêveurs pragmatiques plutôt que de comptables idéologiques. Nous avons glissé vers un autre paradigme. Est-ce encore possible d’être de gauche libérale en 2020 ?
Très longtemps, le Parti québécois a été le dépositaire politique de la gauche. Lorsque l’idée de la souveraineté s’est délitée, la gauche d’ici, comme celle de pas mal partout ailleurs en Occident, s’est cristallisée autour d’enjeux et de questions touchant des « clientèles », de l’islamogauchisme au féminisme intersectionnel, de l’environnement et de la mobilité urbaine au multiculturalisme, etc. Notre gauche s’incarne politiquement dans Québec solidaire et Projet Montréal, et se radicalise à l’université, dans la société, au sein de groupes s’adressant à des clientèles de plus en plus pointues, par le biais de la police de la culture, des censeurs de l’histoire et de la cancel culture (culture de dénonciation), toutes des façons de tordre le sens des mots. Parallèlement à ce flirt avec les confins de la gauche, le Québec ordinaire est passé tranquillement mais résolument du centre au centre droit en élisant la CAQ.
Les régions ne se reconnaissent pas dans les quartiers centraux de Montréal, n’adhèrent pas aux idéologies venues tout droit des universités américaines. Une forte proportion des Québécois ne font plus confiance aux médias, qui sont accusés de promouvoir multiculturalisme, antilaïcité, culpabilité et division.
Résultat: entre cette gauche de plus en plus perchée et la droite quotidienne, bon nombre de citoyens appuient maintenant les théories du complot, deviennent conspirationnistes et déversent leurs frustrations sur les réseaux sociaux. Le Québec est divisé, le ciment social ne tient plus…
L’idéal de la gauche humaniste a pourtant déjà été porteur : une pensée qui se préoccupe du pays réel, de la Montérégie à la Gaspésie, qui s’adresse vraiment aux gens, qui ne part pas en orbite, qui ne divise pas en groupes victimaires, qui tient compte des écarts de classes sociales qui se creusent, qui parle le langage du bien commun.
Comment cet humanisme est-il devenu ringard ? Quand ? Comment pourrait-il refaire office de liant social, de socle de valeurs communes sur lesquelles construire l’avenir ? Est-ce encore possible ou les silos idéologiques nous ont-ils enfermés ? Bien des questions auxquelles il faudra répondre. Et on ne pourra faire l’économie de cette réflexion. Parce qu’une gauche réaliste, généreuse et, osons le mot, humaniste pourrait recoudre le tissu social, offrir des fils pour repriser la courtepointe trouée de partout, voire carrément déchirée par la gauche sectaire et belliqueuse. Cette gauche humaniste engendrerait et propulserait des projets rassembleurs plutôt que de faire le décompte maniaque des microagressions.
Il doit bien exister des personnes de bonne volonté, des citoyens bienveillants, toutes opinions confondues, partout sur le territoire, qui ne se reconnaissent plus dans la partisanerie actuelle, qui rêvent d’un système plus juste, qui aspirent à un projet porteur. Des jeunes, des vieux, des Tremblay, des Souad, des Sioui, des orphelins politiques qui en ont plus qu’assez de l’inquiétant rugissement des extrêmes et qui aimeraient qu’on les entende.
Il doit bien y avoir, quelque part dehors, du monde de gauche qui me ressemble. Daniel Boucher ne chantaitil pas : « Ma gang de malades, vous êtes donc où ? »