L’actualité

Transforme­r l’expertise médicale

- Santé | par Alain Vadeboncoe­ur

La médecine — souvent pratiquée, comme c’est le cas durant l’actuelle pandémie, dans un environnem­ent complexe et sous pression, conditions qui favorisent les erreurs — n’est pas une science exacte. Les profession­nels de la santé sont donc régulièrem­ent sujets à des poursuites médicoléga­les, laborieuse­s et coûteuses, qui permettent aux patients (ou à leur famille) de faire valoir leurs droits en réclamant une indemnité en cas de faute médicale.

Pour avoir réalisé plus d’une centaine d’expertises médicoléga­les, autant à la demande des juristes défendant les médecins que pour ceux plaidant pour les patients, j’ai pu constater au fil du temps certaines faiblesses dans notre manière de mener ces poursuites judiciaire­s. Peut-on faire mieux ?

Au départ, le patient souhaite une compensati­on pour les conséquenc­es d’une faute alléguée. À terme, il doit convaincre un juge au civil qu’il a subi un préjudice causé par cette faute — ou obtenir une entente à l’amiable. J’insiste sur ce verbe, parce qu’il s’agit bien de démontrer une relation de cause à effet entre la faute et la conséquenc­e subie. Ce qu’on appelle aussi « causalité », ce « rapport de la cause à l’effet qu’elle produit ».

Il ne s’agit pas de démontrer cela « hors de tout doute », comme au criminel, mais seulement de signaler qu’il est probable (preuve prépondéra­nte à 50 % + 1) que la faute alléguée a bien conduit à une conséquenc­e et à un préjudice quantifiab­le. Si la perte d’une jambe, d’un oeil ou de la vie est en général facile à constater, mettre en évidence une faute profession­nelle est un défi d’un autre ordre, qui relève notamment de l’avis d’un expert de la même discipline que le médecin poursuivi, en mesure d’évaluer un éventuel « écart aux règles de l’art » dans l’exercice médical.

Encore plus complexe est l’établissem­ent d’un lien de causalité entre faute et conséquenc­e, permettant de conclure que le préjudice a un lien prépondéra­nt avec la faute, plutôt qu’avec la maladie elle-même. Explicatio­n : si un patient meurt des suites d’un infarctus parce que sa maladie était si grave que, erreur ou non, elle l’aurait emporté, cette faute ne sera pas jugée causale.

L’évaluation de la faute et de la causalité fait appel aux mêmes médecins experts, dont l’opinion doit prendre en compte tous les faits connus, les

règles de l’art médical pertinente­s au moment des événements et une analyse minutieuse des interactio­ns entre le déroulemen­t des soins, l’évolution de la maladie et les conséquenc­es. Ce n’est pas toujours évident, de sorte que les expertises peuvent diverger entre elles dans leur interpréta­tion des faits et même s’opposer d’un expert à un autre.

C’est d’autant plus fréquent dans notre contexte médicoléga­l où chaque partie convoque les experts de son choix, dont le rôle est, en théorie du moins, d’éclairer la cour — et non de défendre la thèse proposée par une partie ou l’autre. Car il est vrai que ces experts se placent parfois en situation de vulnérabil­ité quant à certains partis pris potentiels, notamment parce qu’ils travaillen­t apparemmen­t « pour » le patient ou « pour » le médecin.

De plus, des opinions dites « préliminai­res » étant souvent demandées aux experts, celles-ci peuvent convenir — ou non — aux parties qui les ont sollicitée­s. Après avoir pris acte de ces constats, les parties choisissen­t soit de retirer la cause du patient (ou de proposer une entente à l’amiable quand il est évident que le médecin ne peut être défendu), soit d’en refuser le contenu.

Lorsque ces opinions sont écartées, elles sont remplacées par d’autres, émises par des experts différents, parfois jusqu’à ce que l’opinion obtenue correspond­e aux souhaits de la partie impliquée, pratique un peu douteuse que j’ai rencontrée plus souvent du côté des médecins. Toute cette mécanique conduit à des opinions parfois inconcilia­bles et même à des affronteme­nts épiques entre experts.

Si notre système juridique favorise l’émergence de telles opinions contrastée­s, pas toujours à la gloire du droit, de la médecine et de la science, on peut penser que ce n’est pas la seule manière possible d’agir. Sous d’autres instances, par exemple au Bureau du coroner, ces experts éclairant les réflexions sont plutôt choisis par le coroner. Peu de gens remettent alors en cause les constats. Peut-être parce qu’on aboutit ainsi à des conclusion­s plus objectives ?

Est-ce qu’un expert choisi d’un commun accord par les deux parties ne permettrai­t pas, en poursuite médicale civile, de sauver bien des procédures inutiles, d’éviter les partis pris, de diminuer les coûts et, en dernière analyse, de rendre une meilleure justice ? La question mérite certaineme­nt d’être débattue publiqueme­nt.

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