Bonjour la police
Ce n’est qu’avec le port du masque obligatoire que la pandémie a finalement atteint son apogée surréel. Et que, du même coup, nous sommes presque tous devenus des petits flics en puissance.
Parfois bien contre notre gré : le fardeau de faire régner l’ordre revenant aux commerçants, on les a forcés à tenir ce rôle ingrat.
Ma fille travaille dans un cassecroûte dont la caisse se situe à l’intérieur. C’est elle, du haut de ses 15 ans, la flic du masque, qui doit se taper les récalcitrants en tous genres, allant de l’oublieux furibond en quête de son fix de gras à l’illuminé conspirationniste cherchant partout le pogo de la vérité.
Mais le gouvernement a fait bien plus redoutable encore en transformant tous les citoyens en informateurs. Avec les dérives qu’on imagine.
Dès le début avril, la vice-première ministre Geneviève Guilbault encourageait les citoyens à « vendre » leur prochain. Le SPVM proposait d’appeler au 911 pour dénoncer les récalcitrants en matière de règles sanitaires. Participant au vocabulaire guerrier instauré par les pouvoirs en place afin de nous donner le sentiment d’appartenir à un grand combat collectif, et de cette façon nous faire avaler la pilule du confinement (nécessaire, inutile d’en douter), ces invitations à la délation sont devenues synonymes de l’effort de guerre.
On a ainsi vu apparaître sur les réseaux sociaux des photos de quidams qui ne se conformaient pas aux édits de la distanciation. Les médias traditionnels ont été inondés de messages du genre, comme le racontait la journaliste Isabelle Hachey dans une chronique à La Presse.
S’il y a une seule réelle comparaison à faire avec les régimes totalitaires dans ce qui secoue nos habitudes depuis mars dernier, elle ne tient pas à l’obligation du port du masque, mais à la rapidité avec laquelle nous sommes capables, nous, humains, de nous transformer en vils rapporteurs en nous drapant dans l’idée du bien collectif.
Le succès de toutes les entreprises de restriction des libertés repose sur la pression sociale. Et ce que nous demande de faire le gouvernement depuis le début de la pandémie, c’est non seulement de l’imposer à notre prochain en suivant nous-mêmes les règles pour inciter les autres à emboîter le pas, ce qui est très bien, mais aussi de dénoncer les comportements divergents. Ce qui est parfaitement immonde.
Car entre la dénonciation et la délation, il n’y a que l’intention qui diffère. Et en conférant à Gertrude et à Gaétan le pouvoir de jouer au flic, sans leur exposer clairement les garde-fous éthiques qui régissent ce pouvoir, on transforme chaque histoire de chicane de clôture larvée en potentiel mobile de délation.
«Ah, tiens, se dit Gertrude, il y a bien 15 personnes chez Maurice. » Les chats de Maurice venant toujours chier sur le terrain de Gertrude, on devine chez elle un certain trépignement qui se transformera en conviction de sauver la patrie au moment où les convives, trop bruyants, l’amèneront à composer le 911.
Les conséquences ne seront pas funestes. Ce n’est pas le train de la mort qui attend Maurice et ses amis. Le principe n’en est pas moins odieux : on franchit si facilement la frontière entre la dénonciation, un geste désintéressé, et la délation, qui recèle un motif personnel, parfois caché (même à soi-même), qu’il est extraordinairement dangereux d’encourager la population à jouer au justicier.
Nous avons, pour la plupart, un petit flic qui sommeille en nous. Le danger ici, c’est que nous faisons rarement preuve d’objectivité au moment d’établir ce qui est conforme aux règles, puisque l’humain a fondamentalement tendance à étirer l’élastique de la morale et de l’éthique afin que celui-ci s’adapte à ses désirs et à sa compréhension du monde.
«Les chasses à l’homme de cette nature-là, ça a des effets pervers», observait très justement Horacio Arruda dans le point de presse du 17 mars, celui où il a prononcé l’autrement célèbre « on n’est pas rendus à la délation puis la Gestapo ».
Et non, nous ne vivons pas en dictature, contrairement à ce que prétendent certains abrutis antimasque. Mais nous sommes en train de devenir les rouages d’une surveillance permanente qui nous rend susceptibles d’interpréter le règlement, de jouer à la police, de condamner sans procès.
Pas de goulag, mais tiens, toi, une amende de 1 000 dollars parce que je ne t’aime pas la face. Et puis, en plus, je peux aller me coucher le soir en me disant que j’ai fait mon devoir. Ma conscience est en paix, j’ai fait ce que mon gouvernement réclamait de moi.
Pendant ce temps, le tissu social, tendu sur la corde à linge depuis mars, se délite dans le vent mauvais de la méfiance.