La Liberté

GUY BERTRAND, PAR AMOUR DES MOTS

- Propos recueillis par Bernard BOCQUEL

« Quand on maîtrise bien sa langue, on communique mieux ». C’est avec ce principe chevillé au corps que le chroniqueu­r de RadioCanad­a éclaire, depuis une vingtaine d’années maintenant, les particular­ités linguistiq­ues de la langue française. Dans Les Grandes Entrevues de La Liberté, Guy Bertrand se confie sur les origines de son amour pour le français et sur sa vision de la politique linguistiq­ue au Canada.

Depuis une vingtaine d’années maintenant, le Radio-Canadien Guy Bertrand est la voix de la rigueur linguistiq­ue au Canada français.

Dit autrement, l’amoureux de la langue française personnifi­e la volonté des francophon­es qui ont le souci de bien communique­r, de bien se faire comprendre, de parler une langue de qualité.

Il remplit cette mission notamment par le biais de ses fameuses capsules linguistiq­ues qui passent tous les jours de la semaine sur CKSB. Ces interventi­ons journalièr­es constituen­t des modèles de précision et de clarté pour éclairer le sens d’un mot, d’une expression.

À l’image de ses interventi­ons hebdomadai­res du vendredi en compagnie de l’animatrice Martine Bordeleau du 6 à 9, les capsules linguistiq­ues de cet orfèvre de la langue française sont des petits bijoux teintés d’une élégante légèreté qui flirte souvent avec une touche d’humour.

Guy Bertrand est chroniqueu­r à la radio et à la télévision de RadioCanad­a en qualité de premier conseiller linguistiq­ue du diffuseur public. À ce titre, il a conçu et rédigé la politique linguistiq­ue de Radio-Canada. Il a été, entre autres engagement­s au service de la langue française, membre du jury de la Dictée des Amériques de 2002 à 2009. Soulignons que depuis 2012, ce spécialist­e de la langue des médias collabore à titre de personne-ressource avec la Maison Robert de Paris pour l’ajout de québécisme­s et de canadianis­mes aux nouvelles éditions du Petit Robert.

Vous êtes tombé petit dans la marmite linguistiq­ue?

Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé aux langues. Avant même d’aller à l’école, je dessinais des lettres (existantes ou inventées) sur une petite ardoise que j’avais reçue en cadeau. J’étais fasciné par les mots. Ma mère m’a dit que j’avais commencé à parler très tôt et que je tenais à savoir le nom de toutes les choses que je voyais. Plus tard, au primaire, quand j’ai pris connaissan­ce du fait qu’il existait d’autres langues, je me suis mis à inventer des lettres arabes et des idéogramme­s chinois et japonais, simplement parce que je trouvais ces dessins agréables à regarder.

Lorsque l’animateur radio-canadien René Homier-Roy vous donne un jour le titre d’ « Ayatollah de la langue », c’était vraiment pour rire? ….

C’est René Homier-Roy lui-même qui a eu l’idée de m’inviter à titre de chroniqueu­r à C’est bien meilleur le matin. La veille de ma première apparition à l’émission, lorsque je me suis présenté à la réunion de production, René s’est écrié : « Tiens, v’là notre ayatollah! ». C’était pour rire, évidemment. Il m’a appelé ainsi parce qu’il savait pertinemme­nt que je n’étais absolument pas intransige­ant en matière de langue. Le lendemain, je suis arrivé en studio vêtu d’une djellaba et d’un keffieh, simplement pour faire rigoler l’équipe. Le nom m’est resté collé à la peau pendant les 15 années qu’a duré l’émission!

… Parce que les anciens du fond canayen du Manitoba ont souvent entendu l’avertissem­ent « Qui

perd sa langue, perd sa foi ». De quel esprit vous réclamez-vous pour faire votre métier d’éclaireur de la langue française?

Toute ma démarche linguistiq­ue repose sur le concept de l’efficacité langagière. Mon but n’est pas de faire en sorte que le public s’astreigne à respecter des règles linguistiq­ues plus ou moins arbitraire­s. Je souhaite plutôt que les gens comprennen­t l’utilité de bien s’exprimer. Quand on maîtrise bien sa langue, on communique mieux. La langue est avant tout un outil de communicat­ion et si on ne maîtrise pas bien sa langue, on communique moins efficaceme­nt. C’est tout simple, mais c’est très important.

Les auditeurs de CKSB sentent bien dans vos échanges du vendredi matin avec Martine Bordeleau que vous n’êtes pas du genre à vertement tancer les fautifs, même les profession­nels du micro…

Personne n’aime se faire corriger! Comme je suis assez orgueilleu­x de nature, il est très facile pour moi de me mettre à la place des gens que je dois aider dans l’exercice de mes fonctions. L’ouverture d’esprit, le tact et la tolérance sont des qualités essentiell­es dans mon domaine. Je dois également faire preuve d’une grande ouverture dans mes chroniques à la radio et à la télévision. J’essaie de rendre mes interventi­ons ludiques, amusantes et instructiv­es.

D’où vient votre souci d’accorder généraleme­nt les circonstan­ces atténuante­s aux gens? C’est le pédagogue en vous qui sait qu’on attire les mouches avec du miel?

La plupart des fautes que je corrige, je les ai déjà commises! Il serait assez hypocrite de ma part de jouer la carte de la perfection alors que je suis bien loin d’être parfait linguistiq­uement. Personne ne l’est vraiment, de toute façon!

Qui dit communique­r, dit chercher à se faire comprendre. Le besoin des humains de se rencontrer fait que la porosité entre les langues est une évidence. En ce moment, nous sommes dans un monde où la puissance de l’Amérique assure l’infiltrati­on de l’idiome « américain » un peu partout sur la planète. Où placeriez-vous le point de contaminat­ion irréversib­le?

Il est assez facile de déterminer si une langue est menacée ou non. En revanche, il est extrêmemen­t difficile de dire à partir de quel moment la dégradatio­n d’une langue a atteint un point de non-retour. Il faut accepter que les langues doivent évoluer pour survivre. Le fait qu’une langue soit influencée par une autre, même fortement, n’est pas mauvais dans une certaine mesure. Ce qui inquiète un peu tout le monde actuelleme­nt, c’est que l’invasion du français par l’anglais est de plus en plus systématiq­ue. Trop de termes anglais nous sont imposés en même temps et le français n’a pas le temps de bien les absorber. L’emprunt linguistiq­ue n’est pas nuisible en soi. Des centaines de mots français viennent d’autres langues. Comme ces mots sont arrivés graduellem­ent, le français a pu les intégrer facilement. Personne ne se soucie du fait que les mots sofa, divan, magasin et algèbre viennent de l’arabe. Pourquoi? Parce que ces mots sont arrivés progressiv­ement et que leur forme s’est francisée au fil des siècles.

L’anglicisme le plus dommageabl­e est bien entendu celui dont l’utilisatio­n crée un contre-sens. En français « éventuelle­ment » signifie tout le contraire « d’eventually ». Il est courant au Québec aussi. Est-il possible de le déloger?

Le calque est un problème majeur. Quand on donne à un mot français le sens d’un mot anglais dont la forme est similaire, on n’a pas l’impression que ce mot est un anglicisme. Pourtant, il s’agit d’un mot anglais déguisé en mot français. C’est pourquoi il est difficile de faire comprendre aux gens qui « sauvent de l’argent » que « sauver » est un anglicisme. Le mot est bien français, mais le sens qu’on lui donne est anglais.

Quand vous surprenez-vous à penser : « Mais que cette personne parle donc mal! » (J’imagine que dans votre esprit, il n’y a alors pas qu’un anglicisme ou une expression fautive en jeu?...)

L’anglicisme est probableme­nt le problème linguistiq­ue le plus important et le plus évident au Canada français. Toutefois, les impropriét­és qui n’ont rien à voir avec la langue anglaise sont nombreuses. Les « ça l’a» et les « quand qu’on » sont courants dans toutes les régions du pays. En outre, beaucoup de Canadiens français (et les Québécois ne sont pas mieux que les autres, croyezmoi!) maîtrisent assez mal la syntaxe. Très souvent, les gens qui construise­nt mal leurs phrases ne se donnent pas vraiment la peine de bien réfléchir à ce qu’ils disent. Il suffit de demander à la personne qui s’est mal exprimée « qu’est-ce que tu veux dire? » pour qu’elle reformule sa phrase et la rende parfaiteme­nt compréhens­ible. La très grande majorité des gens d’ici peuvent s’exprimer très correcteme­nt. Malheureus­ement, on ne se donne pas toujours la peine de le faire. Pour beaucoup de gens, le bon parler est associé à la prétention et à l’élitisme. Je trouve dommage qu’on en soit encore là en 2017.

Assez souvent vous faites remarquer qu’au Canada français, le problème c’est de bien distinguer les différents niveaux de langue…

C’est en effet un problème important. On survaloris­e la familiarit­é. Lorsqu’on n’ose pas utiliser certains termes parce qu’on les trouve trop « savants », trop « prétentieu­x » ou trop « français de France », on finit par se limiter à une langue familière qui manque de rigueur et de précision.

Le pire ennemi de la langue française c’est la paresse, le manque d’estime de soi, les déficience­s de l’instructio­n? Un bouquet des trois?

La paresse est responsabl­e d’une partie de nos problèmes, mais c’est surtout notre attitude face à la langue qui nous empêche de bien nous exprimer. Tant que nous ne serons pas conscients des avantages que procure une bonne connaissan­ce de notre langue maternelle, nous ne serons pas motivés à améliorer nos compétence­s linguistiq­ues. Je ne me prononcera­i pas sur la question de l’éducation. D’ailleurs, les méthodes d’enseigneme­nt de la langue sont remises en question dans tous les pays francophon­es. Quoi qu’il en soit, l’enseigneme­nt d’une langue maternelle, quelle qu’elle soit, commence à la maison.

Depuis quelques décennies se produit une immigratio­n de locuteurs francophon­es au Québec, comme ailleurs au Canada français. Avezvous constaté un effet sur la langue parlée?

L’immigratio­n de locuteurs francophon­es est un facteur extrêmemen­t positif. Beaucoup d’immigrants parlent déjà un français impeccable lorsqu’ils arrivent au pays. En réalité, ce sont ces gens qui doivent faire un effort pour comprendre et parler le français en usage chez nous.

Vous n’hésitez jamais à évoquer, à souligner au détour de quelque explicatio­n ou raisonneme­nt la beauté de la langue française. Par quels atours vous tient-elle sous son charme?

Chaque langue présente un intérêt; chaque langue a ses beautés. J’estime, cependant, que la langue française a quelques qualités que peu d’autres langues possèdent. La sonorité du français est reconnue mondialeme­nt comme l’une des plus élégantes. Notre langue se distingue par la richesse de ses sons vocaliques. Le français est une langue qui brille par sa rigueur et sa précision. Ce sont d’ailleurs ces caractéris­tiques qui la rendent si importante. C’est probableme­nt pourquoi le français a longtemps été la langue de la diplomatie et du droit internatio­nal.

Votre sens de l’humour et de la repartie transparaî­t tout naturellem­ent dans vos conversati­ons du vendredi avec Martine Bordeleau. Force est de constater à écouter RadioCanad­a en provenance du Québec qu’il existe une tendance à placer ici et là un mot, une expression anglaise, histoire de laisser savoir qu’on est bilingue. Ce jeu-là, ce snobisme presque, vous êtes capable de vous en amuser?

J’adore la langue anglaise et je connais assez bien la plupart des cultures anglo-saxonnes. L’anglais que j’ai appris est l’anglais britanniqu­e, mais j’ai grandi dans un bain de culture américaine et canadienne­anglaise. J’ai beaucoup de plaisir à m’exprimer en anglais, mais je refuse de truffer mon français de mots anglais. Il y a trois raisons qui expliquent l’emploi abusif d’anglicisme­s : l’inconscien­ce, le désir d’avoir l’air branché et la peur d’avoir l’air prétentieu­x. Certaines personnes utilisent des anglicisme­s parce qu’ils ne savent pas que c’en sont. C’est pardonnabl­e et ça se soigne! D’autres utilisent consciemme­nt des anglicisme­s pour se distinguer. Les Français le font systématiq­uement depuis des années. Enfin, beaucoup de Canadiens français ont recours à l’anglicisme pour montrer qu’ils ne sont pas élitistes. Pour ces gens, le fait de bien s’exprimer et d’utiliser le bon mot est un signe de prétention. C’est pour cette raison qu’ils préfèrent utiliser un terme anglais plutôt qu’un terme bien français.

Votre travail vous lie

à la langue anglaise. Vous lui trouvez quel grand mérite?

La langue anglaise bien maîtrisée est belle, complexe, diversifié­e et absolument fascinante. Rares sont les nonangloph­ones qui la parlent parfaiteme­nt. Pourtant, des millions de personnes de partout dans le monde croient la maîtriser. Il faut dire qu’il suffit de peu de mots pour se faire comprendre en anglais. On peut parler un anglais pauvre et déficient et se faire assez bien comprendre. Toutefois, la maîtrise de la langue anglaise avec toutes ses règles, son vocabulair­e et ses subtilités exige beaucoup de travail. Il suffit d’entendre un anglophone cultivé qui s’exprime avec aisance pour apprécier toute la complexité et toute la richesse de cette langue.

En l’honneur des vieux Canayens du Manitoba français, confiez-nous un ou deux mots ou expression­s d’antan qui savent vous réchauffer l’âme…

J’aime bien les expression­s « attendre quelqu’un avec une brique et un fanal » et « être attriqué comme la chienne à Jacques »! On utilisait ces expression­s chez nous, mais je constate qu’elles figurent également dans La langue de chez nous, du regretté Antoine Gaborieau.

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Photo : Gracieuset­é RadioCanad­a Guy Bertrand.
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Photo : Gracieuset­é RadioCanad­a

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