150 ans de concubinage
Un des grands attraits de la langue anglaise est son peu d’intérêt pour le genre des noms. Alors que l’anglophone qui s’initie au français va devoir apprendre que « a table » en anglais, c’est une table en français. Le débutant a une chance sur deux de viser juste, peut-être un peu plus s’il fait confiance à son instinct linguistique.
Il se consolera de savoir que les francophones amoureux des fleurs sont généralement convaincus que c’est « une pétale », alors que les dictionnaires affirment que c’est « un pétale de rose ». Quant aux francophones qui ont un faible pour le Canada, la plupart sont étonnés d’apprendre que ce pays érigé en une fédération de provinces voilà 150 ans se pense au féminin en anglais.
Dans ses débuts fédératifs, la Canada n’entretenait qu’une seule obsession, mais de taille : assurer son unité par tous les moyens possibles et imaginables pour que sa dimension masculine se conforme à ses vues. La Canada avait des assiduités d’implacable dominatrice à l’égard de son alter ego.
Une attitude historiquement compréhensible si l’on veut bien se rappeler qu’en 1793, le premier gouverneur civil de la Province of Quebec faisait face à l’hiver et 70 000 habitants canadiens catholiques francophones. Par chance pour tout le monde, James Murray, né dans la petite noblesse écossaise, parlait couramment le français, ce qui eut l’heur de favoriser les compromis. Rien de tel que de comprendre l’autre sans la nécessité d’un truchement.
Malheureusement, sûre de sa supériorité, la Canada n’a pas su – et surtout pas voulu- apprendre la langue de celui qui se pensait au masculin. Dans cette union forcée du le et du la, s’intéresser au genre des mots de la langue du vaincu aurait été conçu comme un signe de faiblesse de la part de ses chefs. L’étroitesse de cette vue a fait que jusque dans les années 1980 un bilingue, c’était presque toujours, « un francophone qui parlait aussi l’anglais », comme le résumait un classique trait d’esprit. Encore qu’il y ait bilingue et bilingue.
Dans le Canada - essentiellement francophone - le bilingue était celui qui parlait la langue du maître. Dans la Canada, considérée comme un océan anglophone, les bilingues étaient ceux qui avait forgé leur habileté à manier les deux langues au feu d’un esprit de résistance. Cette sorte de bilingues résistait à la facilité de se laisser submerger par l’anglais, langue qui les rejoignait dans leur intimité de tous les jours. Avec le temps, ces bilingues-là, dans l’Ouest notamment, étaient désireux d’une double intimité linguistique. Ils comprenaient aussi bien la Canada que le Canada. Sur le plan psychologique, c’était là une différence déterminante par rapport à ceux dans l’Est qui dans les années 1960 se sont mis à tourner le dos à la Canada et même à le Canada pour s’appeler des Québécois. Voilà où l’intransigeance de la Canada avait mené le pays : au seuil de la séparation..
Heureusement que le concubinage des Canada féminin et masculin avait au fil des décennies produit des bilingues de naissance. En 1969 un de ces Métis à deux langues du nom de Pierre Elliott Trudeau a réussi à faire avaler à la Canada tout entière une amère pilule : la Loi sur les langues officielles. Son objet était le droit à l’unilinguisme des anglophones et des francophones pour sauver l’unité de l’union.
Pour les bilingues de naissance, pour ainsi dire pour les bilingues naturels, c’était la porte ouverte à devenir des bilingues légitimes. Leur projet de vie personnel, leur désir d’intimité avec les deux langues faisait d’eux des charnières vivantes entre la Canada et le Canada-Québec. La Charte canadienne des droits et libertés de 1982 donna définitivement corps à leur rêve.
De nos jours, qu’ils proviennent de couples dits mixtes ou exogames, qu’ils soient issus des écoles d’immersion, ces Métis constitutionnels ont à coeur de dépasser les clivages historiques entre la Canada et le Canada. Ils sont maintenant les Métis canadiens. Ils continueront de croître et de gagner en puissance. Déjà, les jours où la Canada avait des manières de matrone irascible qui n’avait de cesse que le Canada soit à ses pieds, soumis, appartiennent définitivement au passé.
Après 150 ans de concubinage, souhaitons que d’un océan à l’autre les Métis canadiens veuillent bientôt se lever pour intimer d’une seule voix à le Canada ce classique culturel chez la Canada : « Make her an honest woman! ». Au bilingue de s’affirmer enfant légitime du projet canadien.