La Liberté

Kelley Fry : un parcours précurseur

Fille de parents venus d’Angleterre, Kelley Fry a étudié au Collège de Saint-Boniface, chanté au 100 Nons, participé au Festival de la chanson de Granby. À une époque où une « francophil­e » n’aurait jamais pensé s’identifier comme francophon­e.

- DANIEL BAHUAUD dbahuaud@la-liberte.mb.ca

Kelley Fry est tombée amoureuse du français en 1975. « J’étais au secondaire, au Kelvin Collegiate. À l’époque, ce n’était pas une école d’immersion. Mais Orville Derraugh, mon prof de français de base, était inspirant. Il m’a transmis sa passion pour la langue, en me faisant apprécier la culture exprimée par le français. » Et, dans le cas de Kelley Fry, par la musique française. « Orville Derraugh était un chanteur du répertoire classique, bien connu à Winnipeg à l’époque. En 12e année, il s’est mis à me donner des cours de chant. La chanson française, du côté populaire comme du côté classique, m’intriguait. Au point où je voulais m’immerger complèteme­nt dans un milieu francophon­e. »

En 1977, Kelley Fry se retrouve fille au pair à Paris. « La firme du service au pair nous obligeait à suivre des cours de français. C’est ce que je voulais. Je travaillai­s le jour, et je suivais des cours le soir, à l’Alliance française. » Forte de cette expérience, la jeune femme née à Regina s’est donc inscrite à l’Institut pédagogiqu­e du Collège de Saint-Boniface. « Mon but était de réussir dans la chanson. Mais je voulais aussi une formation qui me permettrai­t de gagner quelques sous. Mon idée était que je pourrais faire de la suppléance. »

Au bout du compte, Kelley Fry a changé de cap académique, en obtenant un diplôme de secrétaire bilingue au Collège communauta­ire de Saint-Boniface.

« J’ai adoré mes années au Collège. Je me suis fait de nouvelles amies, avec lesquelles j’étais tout à fait à l’aise. Des gens comme Michelle Smith, Aline Campagne et Carmen Campagne. Je me sentais bien dans la communauté francophon­e. Il faut se rappeler qu’à l’époque, on était au début des écoles d’immersion. Des diplômés de l’immersion, il n’y en avait pas. J’étais une anglophone entourée de Franco-Manitobain­s très accueillan­ts. »

C’est au Collège en 1978, que Kelley Fry a livré sa toute première prestation musicale en français, à l’occasion de ce qu’on appelait une journée d’esprit, à l’initiative de l’associatio­n étudiante. « J’ai chanté une couple de chansons d’Angèle Arsenault. Je veux toute la vivre

ma vie, certaineme­nt. En tout cas, c’était plutôt intimidant de chanter en français pour des francophon­es. »

Mais Kelley Fry s’est vite habituée. Au Collège, en 1980, elle a participé à deux pièces de théâtre : La dalle des morts de Félix-Antoine Savard, mise en scène par Jean-Louis Hébert et

La maison de poupées d’Henrik Ibsen, mise en scène par Ingrid Joubert.

Puis, en 1981, la chanteuse a donné son premier spectacle à la salle Antoine-Gaboriau au Centre culturel francomani­tobain. « Le 100 Nons m’avait encouragée de le faire. Alors je me suis retrouvée sur scène avec Aline et Carmen Campagne pour assurer les harmonies. J’ai chanté du Diane Dufresne, du Diane Teil et quelques tubes de Ziz, qui était encore très actif à l’époque avec Gérald Paquin.

« J’aimais la chanson populaire francophon­e. Ces années-là, elle était teintée de jazz et de musique latine. Et même avec les chansons les plus musicaleme­nt légères, il y avait une certaine profondeur dans les paroles. »

La chanteuse s’était muée en une artiste de la scène francophon­e. Dans La Liberté du 28 mai 1981, le critique musical Guy Ferraton rapportait que Kelley Fry s’était donné donné une stature de « vedette ». Puis, en octobre de la même année, l’artiste émergente s’est retrouvée au Festival de Granby. « J’étais très, très consciente d’être l’anglophone qui représenta­it les FrancoMani­tobains. J’étais en quelque sorte leur ambassadri­ce. Je me disais, Oh my God, qu’est-ce que je fais ici? » N’empêche que sur la scène, l’artiste se sentait tout à fait à l’aise d’afficher sa francophil­ie. Les soirées au Foyer du CCFM et les concerts pour le 100 Nons se sont multipliés. Les 21 et 22 janvier 1983, Kelley Fry livre son spectacle Voyage à la salle Pauline-Boutal. « J’en suis toujours fière. Monter son propre spectacle profession­nel, c’est quelque chose. J’ai chanté du Ziz, du Richard Séguin, du Yves Duteil. Deux belles soirées, quoi. »

Lorsqu’elle n’était pas sur la scène, Kelley Fry était dans les coulisses. Elle a siégé au CA du 100 Nons, du CCFM, du Festival du Voyageur. À deux reprises, elle a travaillé pour le Festival du Voyageur. Et, depuis déjà 15 ans, elle évolue aux Production­s Rivard. Malgré ces accompliss­ements, Kelley Fry a longtemps hésité de se considérer comme francophon­e. « Je n’avais pas lutté pour les droits linguistiq­ues. Pas lutté pour les écoles, comme plusieurs des mes amis ou leurs parents. Et je n’étais pas de souche francophon­e.

« Pourtant, pendant la crise linguistiq­ue, j’étais secouée. Je ressentais qu’on avait porté atteinte à ma communauté. Mais je ne me sentais toujours pas assez à l’aise pour aller militer. Je ne suis pas allée au grand ralliement à Sainte-Anne en 1983. Je n’aurais jamais osé. Bien que j’avais la francophon­ie à coeur, je n’étais pas francomani­tobaine.

« Plus tard, j’ai voulu inscrire mes deux fils dans une école de la DSFM. On m’a refusée. Le français n’était pas ma langue maternelle et mon mari est américain. J’ai accepté la décision sans rancune. J’étais très consciente des luttes menées par les Franco-Manitobain­s pour obtenir la gestion scolaire. Alors mes enfants ont fréquenté les écoles d’immersion. »

Qu’adviendrai­t-il aujourd’hui? « Le monde a évolué. La francophon­ie manitobain­e aussi. Je sais que si j’avais à frapper à la porte d’une école de la DSFM en 2018, c’est clair qu’on accepterai­t mes enfants. Et ceux de nouveaux arrivants. Maintenant, avec la

Loi 5, on a une définition d’un francophon­e qui reconnaît mon expérience et mon attachemen­t à la langue, à sa culture. Il était temps. »

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Kelley Fry en 1983.
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Kelley Fry en 2018.
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