LA PAROLE EST À ME BASTARACHE
Activiste de la première heure des droits linguistiques pour les francophones, Me Michel Bastarache n’a eu de cesse de choisir la voie du droit pour faire bouger les lignes politiques. Qu’il ait été professeur agrégé dans son Acadie d’adoption ou juge à la Cour suprême du Canada, il a toujours été à la défense des minoritaires. Dans Les Grandes Entrevues de La Liberté, cet homme engagé revient sur une vie de militantisme, profondément marquée par l’adoption, il y a
35 ans, de la Charte canadienne des droits et libertés.
L’année 2017 est celle du 150e de la Confédération canadienne. C’est aussi l’année du 35 anniversaire d’un évènement autant politique que juridique dans l’histoire du pays. En 1982, dans le cadre du long psychodrame politique autour du rapatriement de la Constitution, le Premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau gagne son bras de fer avec les provinces et réussi à imposer la Charte canadienne des droits et libertés.
Il s’agit d’un compromis politique sans précédent dans sa portée. Son Article 23 a joué un rôle déterminant en matière d’éducation dans la langue minoritaire, en particulier la langue française pour les francophones qui vivent à l’extérieur du Québec. Militant de la cause acadienne depuis sa jeunesse, Me Michel Bastarache, à partir de 1997, a été juge à la Cour suprême du Canada. Durant une dizaine d’années, il a rendu des décisions sur une vaste gamme de sujets, dont de nombreux reliés à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés. Avant sa nomination au plus haut tribunal du pays, Me Bastarache a été juge à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick (1995-1997). À son départ de la Cour suprême, il a intégré en qualité d’avocat conseil le cabinet national Heenan Blaikie de 2008 à 2014. Avant sa vie de juge, il était très actif dans les milieux universitaires, notamment comme professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université de Moncton (1978-1983) et à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa (1984-1987). Me Bastarache a reçu pour son engagement de nombreuses décorations et distinctions. Il détient pas moins de huit doctorats honoris causa, dont un décerné par l’Université du Manitoba (2005) et un autre par l’Université de Montréal (2008). Il est aussi Officier de la Légion d’honneur de la République française (2003). Il a été nommé Compagnon de l’Ordre du Canada en 2009.
Cet intellectuel engagé est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Les droits linguistiques au Canada (1986), Language Rights in Canada (1987) et The Law of Bilingual Interpretation (2008).
On dit qu’un FrancoManitobain peut facilement s’entendre avec un Acadien. Vous confirmez?
Oui, parce que nous avons vécu des expériences comparables et avons dû lutter dans les deux environnements pendant des décennies pour obtenir un statut d’égalité et les moyens d’assurer la pérennité de notre langue et de notre culture. Nous avons aussi en commun nos objectifs pour l’avenir et voulons faire preuve de solidarité.
Qui s’est manifesté en premier dans votre vie, le militant acadien ou le juriste de vocation?
J’ai grandi à Moncton à une époque où la discrimination était très importante et ouverte. La société francophone vivait largement à l’écart de la société anglophone. On évitait la confrontation et revendiquions par l’intermédiaire d’institutions acadiennes. J’étais manifestement pour un militantisme acadien mais n’y suis devenu engagé qu’en devenant un dirigeant de la Société nationale de l’Acadie à la fin de mes études, ceci tout à fait par hasard. La façon dont nos demandes raisonnables ont été reçues par les gouvernements provincial et municipaux, les prises de position des médias anglophones ont renforcé mes convictions, mais très tôt j’ai favorisé les recours politiques et judiciaires. J’étais professeur de droit avant d’être avocat. On est venu solliciter mon aide à la faculté de droit faute de trouver des avocats de la pratique pour mener les luttes au plan juridique. J’y ai pris goût et voulu continuer, par conviction et sympathie pour les gens que je défendais, gens pour qui j’avais beaucoup d’admiration.
Les valeurs qui ont guidé votre vie d’activiste ontelles toujours été compatibles avec celle de l’avocat?
Oui. Je crois en la justice et crois aussi qu’il faut faire confiance aux institutions, aussi imparfaites soient elles. Je me dis qu’il faut réformer quand c’est nécessaire, en somme respecter la démocratie, mais toujours faire pression sur les décideurs par les moyens qui s’y prêtent, juridiques et politiques.
Vous avez pu vous faire un nom à l’échelle du pays dès 1979 à la publication de Pour ne plus être sans pays, document de propositions constitutionnelles publié dans la phase militante initiale de la Fédération des francophones hors Québec. L’effort de réflexion avait-il valu la peine?
Oui. Nous avons été entendus; on ne pouvait plus nous ignorer. Les médias ont commencé à parler de notre condition, de nos revendications. Nous avons aussi mobilisé les associations provinciales et développé la coopération. Ce document était fait pour cela, pour un cri politique rendu possible par une révision d’arrangements constitutionnels.
Comment le militant des droits linguistiques a-t-il
vécu l’arrivée de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982?
Comme une révolution. Nous aurions dorénavant des moyens extraordinaires pour obtenir les institutions scolaires essentielles à notre survie et pour lutter pour l’offre active de services publics des gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick.
Les anti-chartistes avançaient l’argument que dorénavant les Canadiens seraient soumis au gouvernement des juges. Étiez-vous sensible à cette manière de voir ?
Les juges n’avaient pas de majorité d’électeurs à satisfaire et avaient une discipline et une méthodologie pour traiter d’un problème. On avait une meilleure chance de les convaincre d’une interprétation favorable, vu l’objet de la Charte, que d’amener les gouvernements à mettre en oeuvre les droits positifs, comme le droit à l’instruction, aux services publics, aux instances judiciaires dans notre langue… L’expérience nous a donné raison.
Au fond, le métier d’avocat, comme celui de juge, n’est-il pas l’art de construire des interprétations fondées en droit (et sur la jurisprudence) sur des textes de lois plus ou moins clairs?
En fait la réponse dépend de la nature du texte à interpréter. Pour le texte constitutionnel on s’attache à l’objet du droit, à l’objectif à atteindre dans le contexte particulier qui se présente, le contexte étant sociologique, social, politique et juridique. Pour la loi statutaire, il faut autant que possible s’en tenir au texte et à l’intention législative au moment de l’adoption du texte. Normalement les textes législatifs sont clairs et il faut appliquer des règles d’interprétation connues pour résoudre les ambiguïtés. La loi insatisfaisante peut être amendée; modifier la Charte est très difficile.
L’article 23 sur le droit des minoritaires à l’éducation dans leur langue a dû être pour vous source de multiples réflexions. Lesquelles revenaient le plus souvent à votre esprit?
L’article n’était pas rédigé de façon très satisfaisante; il était dérivé d’un texte du Québec qu’on voulait attaquer. Les catégories d’ayants-droit étaient artificielles et ne tenaient pas compte de la capacité linguistique des enfants; il n’y avait pas de mention du droit de gestion; il n’y avait pas de critères pour décider des nombres. Ceci voulait dire qu’il faudrait se battre pendant des années partout pour clarifier le droit et obtenir des établissements et des programmes vu que les provinces étaient opposées à des restrictions à leur juridiction en matière d’éducation. Forcées d’accepter l’article 23, les provinces allaient refuser le dialogue. C’est ce qui s’est produit.
En 1997, vous voilà l’un des juges de la Cour suprême du Canada. Au feu de l’expérience, que pouvezvous dire sur les possibilités d’influence d’un juge de la Cour suprême?
Cela dépend des domaines et du caractère unique ou quasi unique de son expérience. Seul minoritaire au plan linguistique, je pouvais expliquer le contexte et la portée des prises de positions mieux que quiconque. Il y avait une opportunité pour convaincre. Ce n’est pas l’exercice d’une influence dont il est question, mais de se trouver dans une situation privilégiée pour informer les collègues de choses qu’ils auraient difficilement connues autrement et qui pouvaient influencer le résultat.
Vous mettez un terme à vos hautes responsabilités dès 2008. Peut-on vous demander pourquoi?
Plusieurs raisons, les unes personnelles, les autres professionnelles. Je trouvais surtout qu’il y avait trop peu de dialogue entre les juges et que le travail devenait trop austère, ce qui me causait beaucoup de stress et affectait ma santé. Il est impossible à mon point de vue de développer le droit en vase clos. Remarquez que quatre autres juges ont quitté tôt récemment, souvent plus tôt que moi. Remarquez aussi qu’au temps où les juges se retiraient à 75 ans ils avaient été nommés alors qu’ils avaient plus de 60 ans. Une douzaine d’années à cette cour ne se compare pas au même temps à une cour d’appel, ou au même nombre d’années à l’époque pré-Charte.
Les observateurs de la Cour suprême semblent détecter une évolution qui va dans le sens d’une meilleure reconnaissance des droits collectifs. Qu’en pense l’Acadien?
Oui, je le pense. C’est le cas pour les droits linguistiques; cela a toujours été le cas pour les droits des Autochtones et certains droits découlant de l’article 93 (1). Ceci dépend largement du mouvement favorisant une interprétation contextuelle.
Il serait sûrement étouffant pour une société que la jurisprudence n’évolue pas. Qu’est-ce qui fait évoluer la jurisprudence?
C’est le changement dans les moeurs, les revendications dans les tribunaux et au Parlement, l’universalisme au plan des valeurs fondamentales, les contacts fréquents entre les juges de différents pays, l’analyse des retombées de décisions antérieures. C’est aussi la tendance à repousser le formalisme et à faire preuve de créativité pour arriver à des résultats plus pragmatiques. La population a de plus grandes attentes des tribunaux et ceux-ci s’en rendent compte; ils ne veulent pas décevoir dans la mesure du possible. De là plus de flexibilité, donc plus de remises en question du droit ancien.
Il est clair que l’Article 23 de la Charte a été le fruit d’âpres négociations politiques. Toutefois, il s’avère qu’il consacre une logique majoritaire-minoritaire, alors que toujours plus de jeunes se conçoivent comme bilingues, justement pour échapper à ce déterminisme social. Si vous pouviez réécrire librement l’Article 23, comment le rédigeriez-vous?
C’est là une grosse commande parce qu’il y a une incompatibilité souvent entre ce qui est idéal et ce qui est possible. Il faudrait chercher un équilibre entre le plus désirable et ce qu’il est possible d’obtenir comme adhésion chez les provinces et territoires. Je commencerais par une définition claire des objets de l’article, des principes sousjacents, et tenterais d’établir des droits qui soient plus clairs, mieux définis et plus faciles à mettre en oeuvre.
Il faut éviter par exemple le genre de test approuvé au Québec qui fait appel à une évaluation de l’expérience éducative au plan qualitatif pour décider de certaines admissions. Il faudrait définir les bornes du droit de gestion, et les obligations quant au financement des établissements et programmes.
Il faudrait mieux encadrer les obligations de francisation. Il faudrait aussi sonder les provinces et territoires pour ne pas entrer dans une autre décennie ou deux de contestations judiciaires.
À l’épreuve du réel et du passage des années, vos convictions de jeunesse ont-elles évoluées?
Bien sûr. Je suis moins naïf parce que je connais mieux le système politique et les tribunaux; je suis plus tolérant et moins impatient, ce qui tient à l’expérience et à l’âge sans doute. J’ai vu les injustices et leurs méfaits sur les victimes, sur le système politique, et sur l’évolution de la société. J’ai vécu des drames dans ma famille. Tout cela nous change. Mais il y a des choses qui ne changent pas, qui sont profondément ancrées, qui nous viennent des valeurs dont nos parents nous ont convaincu de l’importance. Le sens de la justice, la morale, l’engagement sociétaire pour en nommer quelques unes. Il y a donc des convictions importantes qui ne changent pas, mais l’expérience nous apprend à être moins sûr de soi, moins confiant qu’on a assez de connaissances pour faire preuve de sagesse. De là la plus grande tendance à être prudent. Je souhaite surtout aujourd’hui être capable de faire profiter d’autres personnes de mon expérience, et de contribuer de quelque façon à des causes d’intérêt public. Cela ne dépend pas trop de soi, mais l’occasion peut se présenter quand on est ouvert.
(1) L’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 traite du partage de la fonction législative entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Il spécifie quels sont les droits exclusifs des provinces en matière d’éducation.