La Chine, le côté sombre de la force
La Chine manipulerait le cours mondial du lait. C’est ce qu’a avancé le magazine américain The Trumpet dans un article-choc en avril dernier. Pour le journaliste Callum Wood, l’Empire du Milieu a intentionnellement cherché à accroître artificiellement la demande en produits laitiers sur le marché international pour profiter de bas prix dans les prochaines années. D’après lui, la stratégie visait également à déstabiliser la Nouvelle-Zélande et l’Australie, les principaux partenaires commerciaux de la Chine, afin que celle-ci puisse racheter les fermes laitières en faillite. Une théorie infondée, selon les experts du secteur laitier de ce pays.
Théorie du complot
« Moi, la théorie du complot, je n’y crois pas », lance le professeur en économie agricole de l’Université Laval, Daniel-Mercier Gouin. Même son de cloche du côté de l’agroéconomiste spécialiste de la Chine à l’Institut de l’élevage de Paris, Jean-Marc Chaumet. L’industrie laitière chinoise connaît un second choc après celui de la mélamine, « que l’on peut interpréter de différentes façons. Il y a la version du Trumpet, bien sûr, mais moi, j’en ai une autre », affirme le chercheur français. Selon les chiffres des autorités chinoises, le pays a connu en 2013 une baisse de production qui, conjuguée à une hausse de la consommation, a fait croître le prix du lait de 25 % en un an. « La production chinoise ne suffisait pas à satisfaire à la demande et la Chine a augmenté significativement ses achats à l’étranger. Entre la fin de 2013 et le premier semestre de 2014, c’est un million de tonnes de poudre de lait que le pays a importées en neuf mois. »
Daniel-Mercier Gouin abonde dans le même sens. « En 2013-2014, les prix du lait ont atteint des records sur le marché international. Les Chinois en ont acheté au moment où les prix étaient les plus élevés pour se constituer des réserves, car ils pensaient que ceux-ci allaient encore monter. Ils en ont acheté et stocké, non dans une perspective de racheter des fermes laitières néo-zélandaises, mais dans celle de se protéger. Je dirais que c’est une erreur d’anticipation. »
Or, la même année, il y a eu un revirement de tendance : la demande laitière intérieure a diminué et les « Chinois se sont retrouvés avec des stocks énormes sur les bras. D’après moi, c’est pour ça qu’ils n’achètent presque plus de lait plus sur le marché international, parce qu’ils essaient d’éliminer leurs stocks », témoigne M. Chaumet. Sans toutefois arrêter complètement les importations de lait, puisque celui-ci reste moins cher pour les consommateurs chinois que le lait qui est produit localement, le premier acheteur mondial s’est pratiquement retiré du marché international.
Produits locaux versus importations
Sur le marché chinois, la priorité est de vendre les stocks, ce qui donne lieu à une guerre de prix entre les produits locaux et les produits importés. Dans ce contexte, les entreprises laitières chinoises ont de la difficulté à maintenir leurs parts de marché et toutes, sauf une (le leader Yili), ont vu décroître leurs profits et leur chiffre d’affaires. Certaines d’entre elles ont même refusé de collecter le lait des producteurs chinois. « Les autorités les ont obligées à reprendre la collecte, indique M. Chaumet. Les entreprises l’ont fait, mais en offrant des prix plus bas », prix qui restent néanmoins supérieurs à ceux du lait étranger. En raison de la surproduction et de son prix élevé, « le lait collecté en Chine est transformé en poudre et stocké dans des silos, tandis que le pays achète du lait en poudre importé pour en faire du lait liquide et du yogourt afin de le vendre », explique M. Chaumet. Les stocks de produits importés devaient donc s’épuiser, mais ont rapidement été remplacés par des stocks de produits locaux.
D’après moi, c’est pour ça qu’ils n’achètent presque plus de lait sur le marché international, parce qu’ils essaient d’éliminer leurs stocks.
Une crise en Océanie
« La crise frappe fort en NouvelleZélande, car certains producteurs se sont endettés pour développer leur exploitation et bon nombre de fermes sont fragilisées », affirme M. Gouin. « Quand le secteur laitier néo-zélandais est grippé, l’économie du pays s’enrhume et la banque centrale du pays s’inquiète publiquement du taux d’endettement des fermes laitières », ajoute le professeur. La crise semble toucher durement les pays de l’Océanie. « Il se peut que des fermes de Nouvelle-Zélande soient rachetées avec des capitaux de la Chine ou d’autres pays, ce qui ne veut pas dire que c’était une stratégie prévue depuis trois ans, comme l’insinue The Trumpet. C’est logique d’acheter une exploitation financièrement dévalorisée, et quand on paye le prix d’une exploitation en faillite, ça devient bien moins coûteux », conclut M.Gouin.