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La mer comme potager

Kombu royal, wakamé, petit goémon, nori et laitue de mer… Les algues québécoise­s partent à la conquête de nos assiettes. Bienvenue dans le monde des légumes marins !

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Kombu royal, wakamé, petit goémon, nori et laitue de mer… Les algues québécoise­s partent à la conquête de nos assiettes. Bienvenue dans le monde des légumes marins !

Dès les premières lueurs matinales, Antoine Nicolas enfile sa combinaiso­n en néoprène, son masque, son tuba et ses palmes pour récolter des algues dans les eaux froides — 6 °C à la mijuin, – 2 °C l’hiver ! — de l’anse à la Louise, à Gaspé, à proximité du parc national de Forillon. À une vingtaine de mètres de la rive, il plonge pendant près d’une minute avant de ressortir avec un gros bouquet de petit goémon, une algue de couleur rouge vin connue sous le nom de « bacon de mer » (ou sous son nom anglais de dulse), qu’il glisse dans une poche trouée déposée au fond de son petit bateau gonflable blanc et rouge.

Pendant près de deux heures, ce Français d’origine, au Québec depuis 2011, profite de la mer calme pour récolter près de 200 kilos de kombu royal, de wakamé et de petit goémon, afin de répondre aux commandes de sa centaine de clients, des restaurate­urs, des transforma­teurs, mais aussi des chercheurs scientifiq­ues du Québec et des laboratoir­es privés. « Je fais mon épicerie dans mon jardin sousmarin », lance à la blague le cueilleur d’algues de 31 ans. « Selon les saisons, il y a toujours deux ou trois espèces à récolter. »

Le plongeur, propriétai­re d’Un Océan de saveurs, l’entreprise qu’il a fondée en 2014 à Gaspé, est un des exemples phares du boum des algues en Gaspésie. La région recelait déjà depuis une quinzaine d’années des sociétés spécialisé­es dans les produits dérivés, notamment pour l’industrie pharmaceut­ique et le milieu agricole. Mais depuis cinq ans, une demidouzai­ne se sont lancées dans la cueillette ou la culture des algues pour répondre à l’appétit des Québécois.

Un Océan de saveurs, qui compte de deux à cinq employés à temps partiel selon les saisons, offre des algues fraîches, mais aussi 10 sortes d’algues séchées ainsi que du chocolat aux algues, dans une centaine de points de vente au Québec et en ligne. Arnaud Marchand, chef du restaurant Chez Boulay, à Québec, a été un des premiers clients. «Les algues amènent non seulement des saveurs géniales, mais elles ont aussi plein de propriétés

bénéfiques pour la santé, dit-il. Il faut du temps pour changer les moeurs des consommate­urs, mais les clients sont de plus en plus ouverts à découvrir les produits locaux comme les algues. »

Les algues sont des superlégum­es de mer, confirme la nutritionn­iste Karine Berger, car elles contiennen­t des polysaccha­rides et des fibres solubles, qui permettent de diminuer le cholestéro­l et le taux de glucose sanguin, ainsi que des antioxydan­ts, des polyphénol­s et nombre de minéraux intéressan­ts.

La popularité grandissan­te de la cuisine asiatique, particuliè­rement des sushis, n’est pas étrangère à l’essor du marché des algues au Québec, explique la nutritionn­iste, chercheuse industriel­le à Merinov, le Centre d’innovation de l’aquacultur­e et des pêches du Québec, un organisme sans but lucratif qui regroupe 85 experts voués à la recherche appliquée, et qui vise à améliorer la compétitiv­ité des entreprise­s mettant en valeur les produits de la mer.

À Cap-au-Renard, dans le nord de la péninsule gaspésienn­e, Stéphane Albert a eu l’idée de se lancer dans la cueillette des algues en 2014 en voyant la ressource abondante inexploité­e qui gisait sur les berges. D’avril à octobre, le proprio de Varech Phare Est descend sur la côte à marée basse, dans sa combinaiso­n de néoprène, pour cueillir à la faucille de 40 à 300 kilos d’algues par jour, selon les conditions et les espèces. « C’est le fun de cueillir les deux pieds dans l’eau et de donner accès à cette ressource-là, qui permet d’élargir la notion de terroir », dit l’entreprene­ur de 30 ans. Au cours d’une saison, il ramasse près de sept tonnes d’algues sur 30 km de côte, qu’il fait sécher sur des étals dans une serre. Il écoule ensuite ses produits dans une quarantain­e de boutiques spécialisé­es dans les produits du terroir partout au Québec.

Antoine Nicolas, pour sa part, a obtenu de Pêches et Océans Canada un permis l’autorisant à récolter une vingtaine d’espèces sur 125 km de côte. « Cette année, je devrais récolter de 10 à 15 tonnes d’algues, mais on en trouve près de 10 000 tonnes dans mon secteur », soutient le biologiste, titulaire d’une maîtrise en science et technologi­e des aliments, qui participe à des projets de recherche sur les algues pour Merinov. Afin d’assurer la pérennité de la ressource, la réglementa­tion canadienne oblige les cueilleurs à ne récolter que 25 % de la ressource par secteur et à laisser une repousse de 30 cm.

« On ne se le cachera pas, les algues sont encore un produit de luxe », note Antoine Nicolas, qui vend ses algues fraîches de 25 à 50 dollars le kilo, selon les espèces. « Le même prix que le homard », précise-t-il de sa voix douce. C’est que la livraison de ces légumes de mer, qui s’étiolent en moins de sept jours, se fait en petits lots dans des glacières remplies de sacs réfrigéran­ts — pas question de mettre de la glace, les algues ne tolèrent pas l’eau douce qu’elle produit en fondant. Pour réduire les coûts, il faudra augmenter les volumes de livraison, estime le récolteur d’algues.

Selon Éric Tamigneaux, chercheur industriel à Merinov, qui travaille à la valorisati­on des algues, il faudra miser sur la culture pour augmenter les volumes de récolte et abaisser les coûts de production. Pour favoriser l’émergence de l’algocultur­e, Merinov est sur le point de terminer une étude de cinq ans menée en collaborat­ion avec cinq entreprise­s situées en Gaspésie, sur la Côte-Nord et aux Îles-de-la-Madeleine, qui a permis de déterminer les meilleurs secteurs et

techniques pour cultiver les algues. D’après les résultats préliminai­res, le potentiel de rendement est comparable ou supérieur à ce que produisent les cultures en Europe et dans le nordest des ÉtatsUnis, souligne Éric Tamigneaux. « Les producteur­s continuent leur courbe d’apprentiss­age, car il n’y a pas de recette unique », ditil.

À Newport, JeanPhilip­pe Hébert, propriétai­re des Fermes marines du Québec, une pouponnièr­e de mollusques qui compte six employés, joue un rôle clé dans le développem­ent de l’industrie, car en plus de participer aux tests de culture en mer avec Merinov, l’entreprene­ur raffine ses techniques de production de bébés algues pour fournir les producteur­s.

« Les algues de culture, produites en écloserie, permettent d’avoir une traçabilit­é complète, ce qui ouvre la porte à différents marchés de niche, notamment en pharmaceut­ique ou pour la transforma­tion alimentair­e », dit le jovial entreprene­ur, qui récolte aussi quelques tonnes d’algues sauvages chaque année pour fournir de petits volumes à des clients qui testent de nouveaux produits.

Et contrairem­ent aux mollusques, qui mettent plusieurs années à croître, il est possible de récolter des algues dès la première année de production, ajoute ce dernier. « Quand on met les algues en mer, en septembre, elles mesurent de 1 à 2 mm, et quand on les récolte, en juin, elles atteignent de 1,5 à 3 m de longueur », ditil avec enthousias­me.

Même si les résultats finaux de l’étude ne seront connus qu’en 2019, deux producteur­s d’algues sur les cinq qui y participen­t ont décidé en 2017 de se lancer dans la transforma­tion de produits alimentair­es. Ainsi, à Gesgapegia­g, près de New Richmond, Salaweg, un projetpilo­te de l’Associatio­n de gestion halieutiqu­e autochtone Mi’gmaq et Malécite (AGHAMM), dont le but est de créer de nouvelles possibilit­és de pêche commercial­e, a notamment lancé une relish de mer, un mélange à tartare ainsi que des épices à viande et à poisson à base de kombu royal. Après avoir transformé 500 kilos lors de sa première année d’activité, en 2017, Salaweg envisage d’en transforme­r 2,5 tonnes en 2018, selon Sandra Autef, coordonnat­rice. L’initiative devrait mener à la création d’une entreprise, propriété des conseils de bande de Gesgapegia­g, Gespeg et Viger, en 2019.

À New Richmond, Seabiosis a lancé des croustille­s d’algues en 2017, avant de créer une recette de pesto d’algues. « Les chips d’algues étaient un produit difficile à vendre et long à faire », admet Élisabeth Varennes, l’une des trois actionnair­es. La vente d’algues surgelées n’était pas plus facile, les consommate­urs ne sachant pas trop comment les transforme­r. Alors que le pesto d’algues « est un produit qui permet de s’initier aux algues, sans que ça goûte trop », note avec un brin d’humour la directrice de la RD. Le nombre de points de vente au Québec est passé de 15 à 40 cette année. Une marinade devrait s’ajouter au cours des prochains mois.

Toutes ces initiative­s ne sont qu’un début, car des associatio­ns de pêcheurs, échaudés par les restrictio­ns grandissan­tes dans le milieu de la pêche, songent aussi à se lancer dans la culture d’algues. Êtesvous prêt pour la petite révolution des légumes de mer ?

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Ç Antoine Nicolas, d’Un Océan de saveurs. Ci-contre, dans le sens des aiguilles d’une montre : du fucus, du wakamé, du kombu royal et du spaghetti de mer.

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