Parce que chaque fille compte
C’est en Inde que l’on dénombre le plus de filles non scolarisées sur la planète. Une ONG travaille à les envoyer à l’école, avec un succès qui retient l’attention. Son cheval de bataille : convaincre les parents que leur fille vaut autant qu’un garçon.
C’est en Inde que l’on dénombre le plus de filles non scolarisées sur la planète. Notre journaliste est allée rencontrer une ONG qui travaille à les envoyer à l’école, avec un succès qui retient de plus en plus l’attention. Son cheval de bataille : convaincre les parents que leur fille vaut autant qu’un garçon.
Tresses retenues par des rubans rouges et joues rondes, Bindu ne fait pas ses 14 ans. Mais dans ses prunelles sombres brûle la détermination d’une guerrière. L’élève, native d’un village du Rajasthan, dans le nord-ouest de l’Inde, a gagné toute une bataille. « Je n’avais pas fini mon primaire quand mes parents m’ont sortie de l’école dans l’intention de me marier avec un garçon plus vieux, mais sans instruction : je n’ai rien voulu savoir », me raconte-t-elle sans ciller. Avec l’aide de l’ONG indienne Educate Girls (EG), son mariage a été annulé, et c’est à l’école que Bindu a dit oui. Inscrite dans un pensionnat public pour filles, elle veut devenir enseignante.
Fondée en 2007 par Safeena Husain, 45 ans, une entrepreneure sociale de Delhi formée à la London School of Economics, l’ONG située à Bombay s’attaque à l’inégalité des sexes dans les collectivités pauvres de l’Inde rurale, où l’on estime qu’à peine une fille sur 100 atteint la 12e année. Avec l’appui de donateurs du monde entier (fondations, banques, grandes entreprises), l’organisme travaille avec les parents, les chefs de village et les écoles pour permettre aux fillettes d’entrer — et de rester — en classe plutôt que d’être mariées et confinées à la maison pour faire les tâches ménagères.
Des bénévoles, issus de ces localités, rencontrent les familles chez elles pour les convaincre de laisser leurs filles à l’école. Ce qui peut exiger de nombreuses visites, comme dans le cas de Bindu. « Mon père était furieux de les voir revenir, mais les gens d’EG ne lâchaient pas, dit-elle en souriant. Un jour, ils sont allés chercher une de mes grands-tantes, qui a persuadé mon père de me laisser étudier. »
En une décennie, plus de 200 000 filles ont ainsi eu accès, avec l’aide d’Educate Girls, à l’éducation primaire dans 12 000 villages du Rajasthan (75 millions d’habitants) et du Madhya Pradesh (78 millions). Un succès qui a valu à Educate Girls de nombreux prix internationaux, dont un prix WISE en 2014, décerné par la Fondation du Qatar pour l’éducation.
Pas facile toutefois de changer les coutumes, vivaces hors des grands centres. La discrimination fondée sur les castes perdure, en dépit de leur abolition, en 1947. Idem pour la dot (les biens apportés par la promise), un système prohibé en 1961, principale raison des foeticides féminins dans les familles incapables d’en assumer les coûts. Et alors que l’Inde a interdit le mariage des mineurs en 2006 et rendu l’éducation gratuite et obligatoire de la 1re à la 8e année (6-14 ans) en 2009, le pays compte le plus grand nombre de petites mariées et de filles non scolarisées de la planète. Selon l’Unicef, 27 % des jeunes filles étaient mariées avant leurs 16 ans en Inde en 2016, ce qui représente encore 1,5 million d’Indiennes par année.
« Le principal obstacle, c’est la mentalité patriarcale», dit Safeena Husain, visage rond souriant et poignée de main énergique. « Les filles sont jugées moins importantes que les garçons, juste bonnes pour les travaux des champs et les tâches ménagères. » Elles sont considérées comme la propriété de leur père puis de leur mari.
Installé dans le district d’Udaipur, au Rajasthan, une région aride balayée par la poussière, le pensionnat de Bindu tient lieu de phare. « Nos filles rayonnent», clame d’ailleurs un des slogans à l’entrée.
C’est dans son dortoir que je rencontre l’adolescente. Le soleil filtre par les persiennes, éclairant des murs décrépits et une trentaine de lits,
faits de planches couvertes de minces matelas et de batiks multicolores. « Ici, j’ai du temps pour étudier et rire avec mes copines, dit-elle. On lave nos vêtements et on balaie le dortoir chacune notre tour, mais on a beaucoup moins de tâches que chez nous. » Durant son primaire, lorsqu’elle vivait chez ses parents, Bindu devait s’occuper des chèvres ou marcher des kilomètres pour chercher de l’eau au puits avant l’école.
C’est d’ailleurs le lot de la majorité des fillettes nées en milieu rural. Elles doivent se plier très tôt à leur rôle traditionnel. Et s’effacer. « On leur apprend à n’être ni vues ni entendues », dit Safeena Husain. Je l’ai vérifié lors de ma rencontre avec Sakshi, Payal et Ganga, dans leur petite école publique, également située dans le district d’Udaipur. Rescolarisées grâce à Educate Girls depuis quelques semaines, ces trois jeunes ados garderont les yeux baissés durant presque toute l’entrevue. J’ai beau me faire le plus douce possible, la moindre question semble un supplice. Et pas seulement en raison de la double traduction (de l’anglais à l’hindi puis à leur dialecte, et vice versa) indispensable à notre échange.
Quel âge as-tu ? « Je ne sais pas », chuchote Sakshi. Même ignorance chez ses copines. J’apprendrai ensuite qu’elles ont environ 11 ans, mais que leur naissance n’a jamais été enregistrée. Qu’aimerais-tu faire plus tard ? « Je vais me marier et avoir des enfants », répond Ganga. Un métier qui te tente ? « Je ne sais pas, on ne m’a jamais demandé ça... » L’interprète m’explique qu’aucune d’elles ne s’est jamais imaginé un avenir différent de celui de sa mère et de ses grandsmères. C’est finalement en les photographiant que je parviens à les dégêner, avec l’aide de Parveen Banu, 40 ans, assistante pédagogique pour EG. « Allez, les filles ! Levez le menton, montrez-nous vos dents, souriez ! » lance-t-elle dans leur dialecte, récoltant un bel éclat de rire.
L’ONG ne se contente pas d’enrôler les filles en classe, elle a aussi élaboré un programme éducatif qui les valorise. Et qui améliore la qualité de l’éducation de tous les enfants, garçons et filles. Axé sur une participation active, le programme comprend des cours de maths, d’hindi et d’anglais. En complément de l’enseignement magistral traditionnel, les enfants apprennent à travailler en équipe... et se rendent compte que les filles peuvent exercer un métier passionnant et bien gagner leur vie.
En ce matin frais, des enfants de six à huit ans arrivent à pied à l’école du village, qui compte 60 élèves (dont toujours une majorité de garçons) — un bâtiment de béton déglingué et noirci par les ans au milieu de champs caillouteux. Nous sommes dans le district de Rajsamand, à une centaine de kilomètres au nord d’Udaipur par des routes cahoteuses, le long desquelles on croise des carrières de marbre, spécialité de la région. Le temps de boire un coup et de s’éclabousser en rigolant (la pompe à eau qui trône dans la cour sert aussi de balançoire !) et c’est déjà l’heure de la prière. Pieds nus et uniformes rapiécés, garçons et filles mêlés s’assoient en rang d’oignons sur un tapis râpé pour chanter en choeur leur dévotion à Krishna. Puis, après une leçon d’hindi donnée par un professeur grisonnant et autoritaire, changement d’ambiance avec l’arrivée de Pranav, jeune éducateur bénévole d’Educate Girls, regard malicieux et casquette blanche au logo de l’ONG. Il commence par un cours d’anglais, sous forme de devinettes. Chaque gamin pige une carte qu’il montre à ses camarades. Les images ne sont pas anodines
— diplômée, avocate, soldate... —, mais les petits garçons s’y habituent vite.
Autre innovation : l’élection d’un « Parlement de filles » (Bal Sabha) dans les 21 000 écoles collaborant avec Educate Girls. Chacune des 13 membres a une responsabilité (santé, hygiène, sports...) dont elle doit informer les autres élèves. Elles bénéficient d’une formation pratique visant à en faire de futures leaders (résolution de problèmes, prise de décision, communication en public...). «J’adore nos réunions, parce qu’on s’amuse et qu’on apprend plein de choses », me dit Jyoti, 12 ans, dans son anglais tout neuf. Chargée de la promotion des sports, cette judoka en herbe affiche un aplomb remarquable. « Plus tard, je serai policière. »
Mais Educate Girls n’est pas qu’une affaire de filles. Sa réussite repose en bonne partie sur son armée de 11 000 bénévoles (de 18 à 35 ans), appelée Team Balika (équipe filles) — à 60 % masculine. « Nous recrutons des personnes instruites dans chaque village, pour l’instant surtout de jeunes hommes, explique Safeena Husain. Ce sont des agents de changement : grâce à eux, les collectivités s’approprient la cause et les mentalités évoluent. » Assurant de 10 à 20 heures de bénévolat hebdomadaire, ils donnent le nouveau programme pédagogique et font du porteàporte pour discuter avec les familles.
Ce qui les motive ? « Mes quatre grandes soeurs ont été mariées contre leur gré et je n’ai pas pu les aider, ça m’a fait honte », répond, ému, Satyanarayan, 23 ans, un mince garçon en jean et polo impeccables. Rencontré durant une séance de formation de futurs membres de Team Balika, il est impatient de travailler sur le terrain. « Je vais tout faire pour éviter le même sort aux jeunes filles de mon village. »
PAGE PRÉCÉDENTE : Un groupe de pensionnaires dans un établissement public réservé aux filles du district d’Udaipur, au Rajasthan. CI-CONTRE, DE GAUCHE À DROITE : Team Balika en visite dans une famille ; un « Parlement de filles » se réunit sous la supervision de Parveen Banu, assistante pédagogique ; cours d’anglais en compagnie de Pranav, éducateur bénévole.