L’actualité

LA PAUVRETÉ DISCRÈTE

Derrière la beauté des montagnes et des lacs de cette circonscri­ption se cache une difficile réalité économique, qui se détériore depuis 20 ans sans faire les manchettes.

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Les pères et les mères, parfois accompagné­s de leurs enfants, suivent en silence le parcours à travers les cinq pièces du sous-sol du presbytère, qui jouxte la belle église en pierres de Sainte-Agathe-des-Monts, au coeur des Laurentide­s. Les tables adossées aux murs de blocs peints en blanc débordent de nourriture : pains, yogourts, fruits et légumes, biscuits au chocolat, lait, jus... Il y en a même pour le chat. Dans la dernière pièce, les gros congélateu­rs renferment la viande et des pâtés au poulet ou au saumon. En ce jeudi matin pluvieux, c’est jour de distributi­on à la banque alimentair­e Bouffe-Dépannage, la plus imposante de la région, qui donne chaque semaine 1 700 kilos de nourriture.

Le matin, 30 familles — qui nourrissen­t 73 enfants — viennent y chercher leur ration pour survivre à la semaine. Aux stations divisées selon les groupes alimentair­es, les parents tendent leurs sacs aux bénévoles, qui y glissent la nourriture en fonction de la taille du ménage — l’un a huit enfants. Quelques notes d’humour sont parfois échangées à la hâte, mais les mots sont généraleme­nt inutiles. Ils se connaissen­t. C’est la triste routine de la pauvreté.

Une routine qui touche de plus en plus de personnes dans le grand secteur de Sainte-Agathe-des-Monts. L’affluence de la banque alimentair­e a bondi de 50 % en 10 ans. « Avant, une grosse journée, c’était 80 personnes. Maintenant, une petite journée, c’est 120 », raconte la dynamique Françoise Garand, infirmière à la retraite qui dirige l’organisme depuis 16 ans.

Après les familles le matin, c’est au tour des gens seuls en après-midi. Près de 140 personnes se présentent avec leur carte d’utilisateu­r — l’organisme vérifie les revenus avant de la délivrer — et leur contributi­on symbolique de deux dollars. « Au Québec, une famille a des subvention­s, alors beaucoup s’en sortent, mais pour les personnes seules, c’est difficile », souligne Françoise Garand. Particuliè­rement au milieu du mois, lorsque le chèque d’aide sociale est épuisé.

Celle que tous appellent simplement « Françoise » fait penser à une petite souris, tant par sa taille que par sa voix, mais elle dirige la vingtaine de bénévoles de Bouffe-Dépannage avec l’aplomb d’une lionne, qui s’assure que son monde ne manque de rien. Elle fera plusieurs allers-retours dans le vaste garde-manger pour répondre à certaines demandes spéciales : pogos, pommes de terre en conserve, macaroni Kraft Dinner… « Ce sont les plus populaires, alors je ne les sors pas trop. Le drame, c’est que nos familles ne cuisinent pas », dit-elle.

Les chiffres compilés par L’actualité pour ce dossier électoral témoignent d’une région qui tire le diable par la queue depuis 20 ans. La circonscri­ption de Bertrand, à cheval sur les Laurentide­s et Lanaudière, regroupe notamment Sainte-Agathe-des-Monts, Sainte-Adèle, Val-Morin, Val-David, Estérel, Saint-Donat et plusieurs petits villages le long de l’autoroute 15. C’est l’endroit au Québec où la situation socioécono­mique s’est le plus dégradée depuis 1996.

Sur nos 28 indicateur­s, 24 sont au rouge. Bertrand est la circonscri­ption qui compte le plus de personnes âgées au Québec. La moitié de ses habitants ont plus de 53 ans. Elle se classe au 107e rang sur 125 circonscri­ptions en ce qui a trait au revenu médian des ménages — 50 000 dollars. Une personne sur cinq (19,1 %) fait partie d’un ménage à faible revenu. Ils n’étaient que 11,6 % en 2006…

Dans la file qui s’étire entre les tables au sous-sol du presbytère, la plupart des bénéficiai­res portent des vêtements propres. Leur allure n’est pas la mesure de leur détresse. Certains sont trahis par leurs chaussures, difficiles à dénicher et donc usées, ou par la santé de leurs dents. Beaucoup travaillen­t au salaire minimum, comme cette mère de cinq enfants qui bosse au Canadian Tire du coin, mais qui n’arrive pas à conjuguer le loyer, l’habillemen­t et la nourriture. D’autres sont atteints d’un trouble mental, invisible à l’oeil du simple passant.

« On n’a pas la pauvreté apparente ici, explique Françoise Garand. Les Laurentide­s souffrent, mais on n’en parle pas. Les gens sont fiers. C’est un peu tabou. » Il n’y a aucune ressource pour les itinérants, qui doivent prendre le chemin de Montréal pour obtenir des services, les rues se retrouvant ainsi vidées de la détresse la plus visible.

Dans Bertrand, les transferts gouverneme­ntaux par habitant sont supérieurs à la moyenne québécoise. Le taux d’activité de la population en âge de travailler (15-64 ans) y atteint à peine 55,1 %, contre 64,1 % au Québec. Plus de 22 % des jeunes ne décroche- ront pas de diplôme d’études secondaire­s, ce qui est là encore supérieur à la moyenne québécoise.

Le député sortant du Parti québécois Claude Cousineau, 68 ans, qui prend sa retraite après 20 ans et six mandats, convient que ce portrait grisâtre peut surprendre, alors que les Laurentide­s jouissent d’une image idyllique grâce à la beauté de leurs paysages. « La richesse côtoie la pauvreté. L’écart est énorme, dit-il. Des enfants font du ski avec des combinaiso­ns à 1 000 dollars sur le dos pendant que des jeunes vont dans le soussol de l’église à la soupe populaire », raconte-t-il.

Il n’est pas rare de voir des « chalets » se vendre près d’un million de dollars en bordure de certains cours d’eau de la région. Tout un contraste avec les petits rangs de Lantier ou de Val-Morin, peuplés de maisons parfois déglinguée­s. La moitié de la valeur foncière de la région est attribuabl­e à des résidences secondaire­s, utilisées à temps partiel par des gens qui vivent à Montréal ou dans sa banlieue. Les secteurs qui maintienne­nt ces chalets (entretien paysager, ménager…) ou animent leurs occupants (villégiatu­re, ski, bateau…) offrent souvent des emplois à maigres salaires.

Bertrand, comme les circonscri­ptions voisines d’Argenteuil (119e) et de Saint-Jérôme (122e), également dans le bas de notre classement des circonscri­ptions, est assez près de Montréal pour en être le terrain de jeux, mais trop loin (1 h 15 de voiture) pour que ses habitants puissent véritablem­ent profiter des emplois bien payés de la métropole et de ses environs. « C’est la quatrième banlieue après Laval, Blainville et SaintJérôm­e. On a une industrie saisonnièr­e l’été, mais pas beaucoup d’usines ou de profession­nels. Les emplois permanents de qualité ne sont pas si nombreux », explique Denis Chalifoux, maire de Sainte-Agathe-desMonts depuis 2009 et préfet de la MRC des Laurentide­s depuis 2013. « L’époque n’est pas glorieuse, c’est sûr. »

Lueur d’espoir depuis deux ans : la constructi­on se porte mieux, alimentée entre autres par les acheteurs des environs, de sorte que les électricie­ns, plombiers, couvreurs et autres frigoriste­s ont eu moins recours à l’assurance-emploi qu’à l’habitude.

La hausse des loyers à SaintJérôm­e, la capitale régionale, plus au sud, crée un effet domino et fait grimper ceux de Sainte-Agathe et des environs. Rien pour faciliter la vie des

résidants de Bertrand, où plus d’un ménage sur cinq (22,8 %) consacre désormais au-delà de 30 % de son budget à se loger. La valeur foncière près des lacs ayant explosé, certains retraités sont à présent incapables de payer les taxes municipale­s et doivent, la mort dans l’âme, s’en aller vers l’intérieur des terres.

À 71 ans, l’énergique Serge StHilaire, ancien maire de Val-Morin, s’occupe aujourd’hui des plus démunis à la Halte alimentair­e du village, à un jet de pierre de la mairie. « Je connais des gens qui vivent maintenant dans des roulottes, isolés, et qui sortent juste pour venir nous voir », dit-il en pointant ses six bénévoles, qui leur préparent une trentaine de paniers de nourriture. « Ça fend le coeur. »

Le télétravai­l, de plus en plus répandu, aide à garder des résidants à l’année, ce qui devrait contribuer à la prospérité, affirme le député Claude Cousineau. Encore que, dans son village de Sainte-Lucie, qui compte 1 100 habitants et où il vit depuis 40 ans — il a construit luimême sa maison en bois au bout du rang 7 —, les ondes cellulaire­s et Internet ne se rendent toujours pas, ce qui l’oblige à sortir de son patelin et à parcourir trois kilomètres s’il veut lire ses courriels ! « Certains disent qu’il faut aimer la sainte paix. Moi, j’aime bien dire qu’il y a encore du chemin à faire ! »

Le chemin des Hauteurs, qui traverse Sainte-Lucie, est le même que les colons empruntaie­nt il y a près de 150 ans, du temps du curé Labelle, pour se rendre à Saint-Donat. La petite et charmante église en bois blanche et verte, au centre du village, vient de fermer. L’école primaire n’accueille plus d’enfants depuis quelques années, faute d’élèves, à l’image de plusieurs localités des Laurentide­s, dont la population ne se renouvelle pas suffisamme­nt. « Dans Bertrand, à bien des égards, nous vivons la même réalité que les régions éloignées, mais personne ne semble s’en rendre compte », dit Claude Cousineau, qui espère que le prochain gouverneme­nt, quelle que soit sa couleur, prêtera attention à son coin de pays. (Alec Castonguay)

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Françoise Garand, directrice de la banque alimentair­e Bouffe-Dépannage à Sainte-Agathe-des-Monts.

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