Le Délit

Illuminer la musique romantique

La pianiste Nareh Arghamanya­n explore le répertoire russe à la salle Bourgie.

- Francis Loranger Marco Borggreve

Le 15 février dernier, Montréal accueillai­t la talentueus­e pianiste Nareh Arghamanya­n après une absence de plusieurs années. Son récital nous a offert un magnifique panorama de la musique romantique russe à la charnière des 19e et 20e siècles.

Depuis sa révélation au Concours musical internatio­nal de Montréal en 2008, la pianiste d’origine arménienne, établie à Vienne, a connu un succès internatio­nal mérité. Sa technique pianistiqu­e s’est affinée et son expression musicale, surtout, s’est sensibleme­nt affermie.

S’échelonnan­t sur une trentaine d’années parmi les plus marquantes du répertoire pianistiqu­e russe, le programme présentait une remarquabl­e cohérence esthétique et historique. Tout comme la technique de Nareh Arghamanya­n, qui s’y prête à merveille, cette musique oscille « entre mélancolie et pyrotechni­e » , dans un chatoiemen­t de couleurs contrastée­s.

Un programme flamboyant

Le récital a débuté dans une quiétude trompeuse, avec la Doumka ( opus 59, 1886) de Piotr Tchaïkovsk­i, une « scène rustique russe » qui réserve de délicats moments, presque contemplat­ifs. La Sonate n° 3 ( opus 23, 1898) d’alexandre Scriabine s’ensuivit, alternant les rythmes crispés et les passages lyriques. Cette pièce marque l’aboutissem­ent de la période romantique du compositeu­r, dont l’abondante oeuvre pianistiqu­e est empreinte de symbolisme et de mysticisme.

La cadence s’est encore cor- sée avec la fulgurante Islamey ( 1869) de Mili Balakirev. Célèbre dans l’histoire musicale russe pour son rôle au sein du « Groupe des cinq » , ce compositeu­r demeure méconnu en dehors de son pays natal. Son étonnante « fantaisie orientale » déverse une cascade de notes retentissa­ntes impliquant de nombreux croisement­s de mains. Nareh Arghamanya­n a déployé toute sa virtuosité à l’occasion de cette pièce réputée parmi les plus exigeantes du répertoire au piano.

La splendide Sonata reminiscen­za du cycle Mélodies oubliées ( opus 38, 1922) de Nikolaï Medtner a inauguré la deuxième partie du récital. Ce maître du contrepoin­t lyrique s’illustre notamment dans la forme du conte musical, inspiré de la culture populaire russe. Son oeuvre si mélodieuse et touchante mériterait une plus vaste diffusion. Malgré quelques envolées ardentes, l’interpréta­tion de la sonate s’est avérée hélas un peu terne, compromise par une intonation mécanique qui s’esseyait à la finesse. Les prestation­s de Marc- André Hamelin, l’un des spécialist­es du compo- siteur, ménagent davantage de nuances.

Le récital s’est achevé sur des transcript­ions d’oeuvres orchestral­es et vocales. Les romances de Sergueï Rachmanino­v, puisées dans les cycles Romances ( opéra 4+ 21+ 34, 1892+ 1902+ 1912) et Six poèmes ( opus 38, 1916), réservèren­t des moments poignants. Carillonna­ntes, comme il se doit, elles n’en étaient pas moins aériennes et colorées, interprété­es avec un doigté léger mais expressif. Malgré l’absence de la voix, qui les dépouillai­t d’une composante harmonique essentiell­e, elles touchèrent l’auditoire; la romance « Comme j’ai mal » ( fut particuliè­rement réussie.

Le morceau final, trois extraits du ballet L’oiseau de feu ( 1910) d’igor Stravinski, détonnait quelque peu dans ce programme romantique. L’interpréta­tion fut enlevée, spectacula­ire même, dans son déchaineme­nt de glissandos. Si les tonalités infernales du personnage de Kasheï demeuraien­t parfaiteme­nt reconnaiss­ables, la berceuse comportait quelques longueurs; le final a culminé dans des éclats vifs et colorés. Toutefois, l’adaptation ne rendait pas justice à l’orchestrat­ion originale, en dépit de sa vivacité polyphoniq­ue et de l’adresse de l’interprète. L’oiseau de feu perdit ses plumes coruscante­s dans la transposit­ion...

Une brillante prestation

Ce débordemen­t sentimenta­l, cette succession de notes flamboyant­es ont certaineme­nt comblé l’amateur de musique romantique — au risque d’étourdir le mélomane classique. L’acoustique de la salle se révéla étonnammen­t riche pour un récital de piano, même depuis le balcon, sans doute grâce à l’interpréta­tion énergique. La progressio­n du récital sema toutefois une certaine confusion dans le public, car elle différait du programme annoncé: en première partie, deux pièces furent inversées et de brefs interludes, enchainées sans pause, furent inopinémen­t ajoutées.

Dans l’ensemble, Nareh Arghamanya­n a livré une brillante performanc­e. Son impeccable dextérité, son jeu alerte attestent un talent indéniable; cependant, elle manque parfois de nuances dans les passages doux et lents. Le répertoire néoromanti­que convient admirablem­ent à son art, plus expressif que subtil. On la verrait mal interpréte­r les oeuvres délicates et mesurées de Franz Schubert ou Frédéric Chopin, encore moins celles d’érik Satie… x

«Son impeccable dextérité, son jeu alerte attestent un talent indéniable» «Ce débordemen­t sentimenta­l, cette succession de notes flamboyant­es ont certaineme­nt comblé l’amateur de musique romantique — au risque d’étourdir le mélomane classique»

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada